Lumière

« Attends, je vais dire un truc ! »: légère inquiétude au moment de voir Juliette Binoche, radieuse sur la scène du Palais comme elle l’était dans le film de Claire Denis, agripper le bras d’Almodovar parce qu’elle avait un truc à dire. L’habitude nous a appris à accrocher nos ceintures à l’annonce de ces « trucs » inopinés, improvisés par des actrices radieuses pendant les soirées de gala: c’est généralement le décollage vers le grand embarras. Rien de tel ici, mais tout de même une petite frayeur à mesure que Binoche, en pleine montée de méthode Assimil, s’est mise à égrener en espagnol, en anglais, en chinois puis en farsi, une litanie de traductions du mot « lumière ». Frayeur parce qu’il y avait matière à y voir un tremplin pour l’annonce d’une Palme à Vers la lumière, la nouvelle rêverie Center Park de Naomi Kawase. Et puis non, ouf, il s’agissait juste de dresser ce constat toujours bon à rappeler: le cinéma se fabrique avec de la lumière, plutôt qu’avec de la pâte à crêpe.

L’ambiance était bon enfant pendant cette remise de prix, étrangement dilettante et peu soucieuse du protocole escompté pour raison d’anniversaire (70 ans, quand même), comme si tous se remettaient tranquillement d’avoir fini la veille au soir le mini-bar de leur suite au Carlton. On ne les sentait pas très impliqués, et en cela la cérémonie a offert une image assez juste de l’humeur dans laquelle on a tous plus ou moins traversé cette édition notoirement atone. La Palme, de ce point de vue, revient à l’air splendidement ahuri de Joaquin Phoenix, tiré d’une sieste profonde pour aller récolter en baskets un prix dont il semblait ignorer jusqu’à l’existence. You were never really here, Joaquin. Pas de souci: nous non plus.
JM

Petits chatons

Des deux ou trois films à même de faire oublier le marasme global de la sélection, The Square était probablement le plus clivant. Raison de plus pour saluer la décision du jury présidé par Almodovar, venue en bout de course d’un palmarès noyant jusqu’ici ses choix dans une tisane si consensuelle que son prix de la mise en scène nous a fait frôler l’overdose. Loin, donc, de l’assiette aux orties proposée par ce film suédois qui avait pour lui d’être aussi drôle que mal aimable, soit deux raisons de faire remonter des paquets de sang au cerveau. C’est que dans l’océan de gravité marmoréenne qui composait l’ordinaire des films en compétition, le rire de The Square était porteur d’une vraie vitalité. Aussi cinglant fut-il, ce rire était franc, gonflé au long de petits tableaux sur le dérèglement d’un monde. Quel monde ? Celui de l’art et de la culture, d’abord, ce qui n’a pas manqué d’hérisser une partie de la critique. Mais aussi, plus largement, celui des étiquettes et des dorures de la civilisation que Ruben Östlund s’efforce de gratter pour découvrir les à-plats d’une sauvagerie ordinaire. Le film, derrière le rire, ne fait donc pas mystère de regarder les hommes, juché sur le tabouret de sa misanthropie. On le sait, ce n’est pas toujours la bonne hauteur pour faire du cinéma. Il arrive donc que le réalisateur suédois se laisse parfois aller aux balourdises qu’on lui prête, comme ces plans sur des SDF venant régulièrement ponctuer le film d’épaisses virgules allégoriques. C’est le syndrome Haneke : pour faire des bourgeois des serpents, on filme les pauvres comme des souris. Mais le cinéma d’Östlund vaut cependant mieux que les pièges autrichiens dans lesquels il lui arrive de tomber. Car lui n’attaque jamais son personnage principal. Pour le salir un peu, il le regarde même beaucoup. Interprété par Claes Bang, un acteur danois dont on peut dire qu’il fut une des rares saisissantes révélations de ce festival, le conservateur de The Square ne perd ainsi jamais une forme d’innocence dans sa séduction, même épinglé au comble de ses petites veuleries. Le monde revisité dans The Square est plus zinzin que réellement méchant, et ses adultes ne sont au fond que des enfants pris dans la toile d’araignée du monde social. Il faut donc se coller à la glue des œillères de moraliste du plan pour ne pas voir chez ce cinéaste, trop vite décrié comme cynique, la part fondamentalement rousseauiste qui le motive. Cette part qui fait basculer son film du point de vue des enfants, petits chatons enfoncés dans le coin des cadres, et qui encaissent la douleur des adultes au point d’en avoir le regard tristement blessé. De quoi dire, tout de même, que la Palme d’Or a consacré un film capable de descendre du tabouret hautain sur lequel il faisait mine de se jucher. Pas si mal, finalement.
GO

Larmes et consolation

C’était ça, ou la Palme d’or. Espéré par beaucoup (du moins en France) sur la première marche du podium, 120 battements par minute doit donc se contenter d’un Grand Prix du jury. Cela en froissera plus d’un, même si c’est tout l’intérêt de ces deux prix de prestige que de pouvoir se répartir aléatoirement les tâches. D’un côté, en récompensant, à la surprise de tous, le film grince-dents, celui qui a clivé les festivaliers et chiffonné les esprits ; de l’autre, en célébrant pour le bonheur de chacun le film lève-coeur, celui qui a réconcilié les foules et fédéré les émotions. La pièce est tombée du mauvais côté pour Robin Campillo, mais il aurait tort de s’en plaindre : le Grand Prix est loin d’être un lot de consolation, et s’offre ici comme la récompense méritée d’un film méritant. On a beaucoup entendu que ce film là, Campillo, ne pouvait pas, ne devait pas le rater. Peut-être, mais la partie n’était pas non plus gagnée d’avance : Eastern Boys avait quelques qualités, beaucoup de défauts, et n’augurait en rien de la réussite d’un drama de 2h30 sur les années Act Up. Sauf que le cinéaste a ici inversé les curseurs (beaucoup de qualités, quelques défauts), a trouvé les bons partis pris, le ton juste, pour accoucher d’un film crédible et émouvant sur un sujet attendu mais aussi très intimidant, qu’il aurait été dommage de voir reconverti en sous produit télévisuel. Autant dire que cette menue déception ne viendra pas contrarier l’élan de célébration qui, vraisemblablement, s’annonce pour le film dans les prochains mois, en salles comme aux César.
LB

Des sales gosses

C’est la deuxième année qu’une poignée de films français, sélectionnés ici mais non primés, défendent l’idée d’un cinéma buissonnier, un peu sale gosse, à l’écart de tous ces bons élèves cannois assurés de repartir avec un prix sous le bras. Dumont, Desplechin, Guiraudie, Verhoeven: c’est comme si tous s’étaient passé le mot pour opérer, chacun à leur manière, un dérèglement tous azimuts du cinéma français – montage, récit, jeu d’acteur. Un ami qui venait de voir Jeannette nous disait très justement il y a quelques jours:  « J’aurai un avis sur le film d’ici cinq ans ». La formule résume parfaitement le sentiment suscité par le dernier film de Bruno Dumont, qui fut pour nous une expérience très mitigée et restera pourtant comme l’une des projections les plus marquantes du festival. Même sentiment l’an dernier devant Elle, devant Ma Loute, Rester vertical, ou cette année devant Les Fantômes d’Ismaël : les films déconcertent, ennuient, passionnent, désarçonnent, agacent, tout à la fois pendant le temps de la projection, se situent obstinément à la lisière du raté et du génial, mais ne cessent de nous hanter et surtout de se dérober à notre habituelle grille d’évaluation. Tout le contraire, donc, de ce qu’on attend d’une séance cannoise typique, propice au jugement immédiat et définitif (j’aime/j’aime pas), et au terme de laquelle le souvenir du film se résume au souvenir de sa projection, ni plus ni moins. Tous ces cinéastes travaillent à accentuer ce décalage entre deux temps, comme s’ils oeuvraient moins en direction de la projection qu’en vue de la rêverie qui la suivra, touchant moins notre rétine que la part inconsciente de notre cinéphilie – c’est largement préférable.
MJ

Chronic’art recrute #saison 3

Enfin: voici les résultats, fébrilement attendus, de notre concours annuel. Beaucoup d’émotions cette année: en dépit d’un parcours admirable qui lui ouvrait naturellement les portes de la victoire, Isabelle se fait dépasser de peu, sur la ligne d’arrivée, par Mathieu. Magnifique performance de cette autre plume du Monde (disons-le: le journal du soir a littéralement écrasé la concurrence), qui  officie également chez Trafic et, faisant cette année son entrée dans la compét, remporte le job avec un panache incontestable. Prépare ton numéro SIRET, on attend ton premier texte demain matin. Et Isa, on compte sur toi l’année prochaine, nul doute que ce sera la bonne. Merci à tous.

Le classement complet:
1- Mathieu Macheret (Trafic)
2- Isabelle Regnier (Le Monde)
3- Julien Gester (Libération)
4- Jean-Marc Lalanne (Les Inrocks)
5- François Grelet (Technikart)
6- Philippe Azoury (Grazia)
7- Eric Neuhoff (Le Figaro)
8- Gaël Golhen (Première)
9- Vincent Malausa (Les Cahiers du Cinéma)

4 COMMENTAIRES

  1. Je suis chaque année vos comptes-rendus de Cannes avec grand plaisir, mais je n’ai toujours pas compris en quoi consiste ce « Chronic’art recrute ».

  2. Au fait sur Chro tous les ans vous faites 5-6 critiques chacun au début de l’année pour sécuriser votre accred cannoise, vous allez bitcher sur tous les films de la Croisette en mode farniente pendant une semaine, et après vous partez en vacances jusqu’au mois de janvier suivant non? Pepouz.

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