Un héros qui n’existe pas

Pour les Dardenne, les éditions du festival se suivent et se ressemblent. Cette année, c’est Adèle Haenel qui enfile la tenue du quidam buté frayant parmi les injustices du monde, sous les traits d’une médecin rongée par le remords pour avoir refusé, une heure après la fermeture de son cabinet, d’y accueillir une inconnue qui passait par là. Cette Fille inconnue périra quelques minutes plus tard dans des circonstances douteuses, qui motiveront la jeune praticienne à mener sa propre enquête – moyen pour les frères d’entreprendre leur habituel et implacable diagnostic citoyen. Le film commence d’ailleurs par une ouverture quasi théorique, lorsque la jeune médecin souffle à son interne de ne pas se laisser influencer par ses émotions, au risque de perturber la qualité de son diagnostic. Il faut lire dans cet avertissement les motivations du virage subtil entrepris par les Dardenne depuis quelques temps. Loin de la fébrilité brutale des débuts, ce nouveau film enroule posément son enquête autour du quotidien professionnel de son protagoniste, avant de faire coïncider ses deux dimensions dans un finale tranquillisé, comme guéri de toute fièvre romanesque. Si cette conclusion peut rebuter par son mécanisme, il y a quelque chose d’assez bouleversant à voir chaque témoin se présenter un à un, non pas au commissariat du coin, mais dans le cabinet médical de cette enquêtrice improvisée — délestant leur âme d’une faute qui les ronge, sans savoir qu’ils la partagent avec tous les autres. Loin des sommets de prime abord, le film parvient ainsi à tirer le fatalisme des frères Dardenne à un niveau de douceur jamais atteint. Une réussite pleinement incarnée par la composition renfrognée d’Adèle Haenel, trop jeune pour le rôle et pourtant idéalement affirmée. Il faut dire que l’actrice raccorde son jeu à l’inconscient des cinéastes avec un remarquable mélange de franchise et de placidité, redistribuant les culpabilités de chacun sans jamais donner le sentiment d’en sortir grandie. Ce qui se dessine en surface de ce minois cabochard, c’est au fond l’expression essentialisée du personnage dardennien. Soit : une force de résolution sans idéal, emportée par un élan moral que rendent transparent les nécessités de l’action. Bref, un héros qui n’existe pas.
LB

Des smartphones et des hommes

Dans la moindre file d’attente, dans toutes les rues qui bordent la Croisette et jusque dans les salles, tout le monde évidemment a le regard englouti dans l’écran de son smartphone. Cette année, deux films ici ont pris en charge ce dialogue silencieux entre un visage et un écran de portable, comme un motif désormais convenu des scènes de dialogue. Le Assayas, d’abord, sur un mode horrifique : Kristen Stewart y reçoit d’inquiétants messages d’un inconnu qui épie ses faits et gestes. Cet inconnu, en quelque sorte, c’est Assayas lui-même, amoureux de son actrice, prenant prétexte d’un fiction pour la filmer sous toutes les coutures. L’omniprésence des écrans finit alors de l’isoler comme une créature en cage, et de transformer le cinéaste en observateur possessif. L’autre film, c’est le beau Parc de Damien Manivel, sélectionné à l’ACID. Ici, un jeune couple se promène dans un parc, chacun mû par un même désir serein, sans même la nécessité d’avoir à combler le moindre silence. On a l’impression autant d’un premier rendez-vous que d’un vieux couple. Puis le garçon s’en va, laissant la fille seule, assise sur l’herbe dans un état de calme vigilance. La lumière décline, elle reçoit un sms : son petit ami lui révèle qu’il n’a pas osé lui dire quelque chose. Manivel fait alors un long plan fixe sur le visage de la jeune fille, où il incruste l’échange de sms et sur lequel la nuit tombe progressivement comme un lent couperet. Pendant la présentation du film, Manivel racontait avoir appris qu’une rupture par sms se disait désormais « ghosting » (et le Assayas est justement une histoire de fantôme). C’est exactement ce que traduit le plan: un corps imprime l’effet de son absence sur un autre visage, un visage abandonné par son contrechamp. La jeune fille alors marche à reculons dans la nuit comme pour remonter le temps, poursuivie par un gardien de nuit qui lui annonce que le parc est fermé. Elle trébuche au milieu des arbres, abandonnant sur son passage son portable, comme un corps qui se détache d’un autre, délaisse l’étreinte et tombe pareil à une peau morte.
MJ

Un best-of

En dépit d’une discrète sélection à Un Certain Regard l’an dernier, on avait un peu perdu de vue Brillante Mendoza, cinéaste philippin dont la carrière avait connu un sérieux coup d’accélérateur à la fin des années 2000 tandis que Cannes lui ouvrait les portes de l’Officielle pour Serbis et Kinatay. La sélection de Ma’Rosa le confirme pourtant: il n’était pas parti très loin. Ma’Rosa est à peu de choses près un compendium des grands succès de son auteur, une sorte de best of de Serbis, Kinatay, et Lola. Une famille pauvre des bidonvilles de Manille y voit sa vie bouleversée par l’arrestation des parents, qui arrondissaient les fins de mois avec un petit trafic de crystal meth. Les flics évidemment sont corrompus, et le trafic de drogue généralisé par la misère; dans le dernier tiers du film les enfants courent les quatre coins du bidonville pour réunir l’argent d’une caution arbitraire, et puis Mendoza referme son film sans grande surprise sur le visage de la mère, hagarde mais solide, parmi la circulation indifférente. Tout ça filmé façon reportage sportif embarqué. Le résultat, à peu près efficace, pas vraiment bouleversant, correspond logiquement à la moyenne des trois autres films.
JM

Une recette

Après une semaine de festival, le fait même de poser sa carcasse devant un film hors compétition a valeur d’école buissonnière critique. On espère un peu se vider la tête d’une accumulation de songes esthètes souvent empesés, en allant plonger ses yeux dans une petite bulle de plaisir sucré. Autant dire qu’à ce compte-là, le nouveau film de Shane Black, The Nice Guys, était le candidat idéal. Verdict à la sortie : bonne pioche. Shane Black, c’est ce scénariste prodige qui inventa le buddy movie d’action dans les années 80, avant de disparaître d’Hollywood pour mieux ressurgir dix ans plus tard avec la comédie polardeuse Kiss Kiss, bang bang. Sans surprise, The Nice Guys retrouve la forme pétaradante de son premier film, en compressant tous ses gags dans une intrigue hard boiled menée tombeau ouvert. Le film montre une telle générosité dans son ambition de burlesque sanguinolant qu’il se déplie selon le principe un gag / un plan. Principe qui prévaut dès l’entame du film, une ouverture sur la nuit de Los Angeles au son d’un morceau funk, très vite trouée d’un accident en arrière-plan. Soit à peu près l’exact inverse de tout les débuts de film qu’on a pu voir jusqu’à présent, manifestant par contraste l’homogénéité presque parodique de ces films de festival. Futurs candidats à une sélection, voici la recette pour débuter votre film : son ambiant sur carton noir, quatre crédits au générique, ouverture sur plan fixe général. La coupe arrive à la trentième seconde. L’austérité, c’est le succès.
GO

Que la bête meure

Dévoration toujours avec The Strangers (hors-compète), second film du prodige Na Hong-jin, probablement mentionné dans le Guiness Book coréen pour avoir enregistré deux des plus gros succès de l’histoire du cinéma local, The Murderer et surtout The Chaser (présenté à Cannes et plébiscité alors qu’il était encore étudiant). Se sachant attendu au coin du bois, Hong-jin change ostensiblement de braquet : indécidable entrelacs de sous-genres (le cop-movie burlesque et le revenge movie fantastique s’abouchent en permanence), son thriller déverrouille tous les horizons possibles à partir d’un menu canevas – un flic replet et veule, family man passable a priori, s’embarque dans une enquête aux rebondissements diaboliques qui finira par contaminer sa famille. C’est d’abord parce que ce papa poltron et ses collègues assoupis sont terriblement justes, et parce que Hong-jin parvient au parfait équilibre entre un grotesque lointainement coenien et un effroi viscéral, qu’on adhère à ces investigations piétinantes au cœur d’une forêt noyée par la trombe. Celle-ci est peuplée d’ermites sanguinaires, lesquels mettent la question du Mal sur le tapis, et défient la conception du monde de notre rondouillard fonctionnaire, le forçant bon an, mal an à devenir un meilleur père – tout en prenant conscience, peut-être de sa propre part bestiale. Au fond, c’est le plus classique des récits (pourquoi écrire un polar si le flic ne se frotte pas à une enquête plus grosse que lui ?), et pourtant The Strangers ne cesse de croître à partir de cette base sommaire, de gonfler à la manière d’un menaçant crapaud, une couche comique d’abord, une fantastique ensuite, puis le gore cannibale et les scènes de gigues chamaniques s’additionnent jusqu’à ce qu’un monologue débité par le diable en personne finisse par s’imposer avec un naturel désarçonnant. S’il atteint une intensité rappelant celle de Bong Joon-ho, Na Hong-jin boude la concision quasi hollywoodienne de son confrère et reste fidèle à la tradition coréenne du fourmillement immodéré. Mais sa foi dans l’émotion et sa manière d’accompagner les tourments humains de ses antihéros (et ce, malgré les envolées mystiques du récit) sont inébranlables. Si bien que toutes les trouvailles qui auraient pu passer pour de simples formalités du cinéma de genre coréen ordinaire s’incarnent au contraire comme autant de cauchemars résolument inédits.
YS

Haute sécurité #6 : Interruption des programmes

Par solidarité avec le mouvement social initié par le syndicat Alliance afin de dénoncer la haine envers les forces de l’ordre, cette rubrique ne sera pas assurée aujourd’hui. Merci de votre compréhension.
YS

Chronic’art recrute

Ça bouge un peu sur le podium: après des débuts un peu lents, Philippe Azoury, grand gagnant de la dernière édition, prend aujourd’hui la tête de la compét’. Par contre, Philippe, cette fois en cas de victoire, on compte sur toi pour pas changer d’avis.

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