Le dernier maître de l’air

Dernière ligne droite, dernières projections et, comme tous les ans : carrefour dangereusement psychédélique du festival, où les films coulent en un seul et même jus d’images sur les yeux de festivaliers transformés en éponges glauques par les open-bars. À cette attention pour le moins erratique des derniers jours, les films se prêtent plus ou moins bien. Ce n’était peut-être pas le meilleur moment pour montrer The assassin, qui était très attendu. Attendu depuis huit ans exactement, puisque c’est le temps qu’il a fallu à Hou Hsiao-Hsien pour venir à bout de son film, qui était devenu une vraie arlésienne. Attendu aussi depuis le début de cette édition, dans un rôle de messie qu’il ne tient qu’à moitié en dépit de son indéniable pouvoir de sidération. Preuve que le film aurait gagné à être montré plus tôt : l’impression troublante d’y avoir dormi autant que devant les autres, alors même qu’on est certain d’avoir réussi à ne pas piquer du nez. C’est que le film lui-même, non seulement est flottant par nature, mais surtout se donne comme une guirlande de blocs qui semblent aléatoirement raccordés, sinon par une alchimie souterraine dont le secret reste impalpable. Si bien que le récit fait l’effet d’être imbitable, alors même que le film suit une trame simple comme bonjour : dans la Chine médiévale, une tueuse surdouée et mutique est chargée d’aller tuer un seigneur qui est aussi son cousin, renonce finalement à l’affronter, revient à son point de départ. On ne s’attendait pas, bien sûr, à ce que HHH livre un wu xia pian selon les règles (la durée cumulée des combats de sabre doit être d’environ dix minutes, pour deux heures de film), mais The assassin a une façon particulièrement retorse d’y faire son nid : c’est une sorte de rêve opiacé qui aurait été fait à l’intérieur du genre, un bouquet de fragments de mélancolie ciselée qui glissent comme des coups de sabre sur la peau du mythe national. Qu’importe l’histoire, après tout. Le vrai sujet du film, ce serait : l’air, et comment le représenter – vent dans les branches, vent qui fait danser les voiles autour des chambres, fumée verte léchant les montagnes comme un poison acrobate, air fendu par les sabres dans des séquences de combat extraordinairement courtes et montées autour de ce seul bruit, tchac, que font les lames, mortelles bourrasques. Et puis : héroïne filmée comme un fantôme, autant dire comme un courant d’air. C’est somptueux, et ces admirables petites installations sont absolument sans concurrence parmi le reste de la sélection. Reste que la nature exceptionnellement fragmentaire du métrage, dont le montage a duré, dit-on, jusqu’à la dernière minute, laisse tout de même avec le sentiment d’avoir à faire moins à un film qu’à une sublime démonstration de force, un torrent d’inspiration plastique bouillonnant dans une œuvre sans digues, aussi impressionnante qu’insaisissable.
JM

Des pieds comme des steaks

Un film qui était vraiment à sa place dans ce climat hallucinogène, c’est le méta-nanar de Guillaume Nicloux. Lequel semble avoir décidé, avec L’enlèvement de Michel Houellebecq et ce Valley of love, de se convertir en héritier de P.T. Barnum avec des films conçus comme des podiums pour freak shows théoriques. Tout comme l’exhibition d’un Houellebecq transformé en Nosferatu était la seule ambition de L’enlèvement, Valley of love se saisit d’un prétexte un peu aberrant (un homme et une femme séparés depuis longtemps sont réunis à la demande post mortem de leur fils, qui s’est suicidé en les priant, dans une dernière lettre énigmatique, de se réunir dans la vallée de la mort pour rencontrer son fantôme) pour le seul plaisir d’une réunion au sommet de monstres sacrés : IsaHup’ et Gros Gégé, trente-cinq ans après Pialat, façon retrouvailles sur le sofa de Michel Drucker. Niveau mise en abîme, le film n’y va pas de main morte : Huppert s’appelle Isabelle, elle est actrice comme le personnage de Depardieu, qui s’appelle évidemment Gérard et a grandi, ça alors, à Châteauroux. Et on ne peut pas dire qu’avec cette idée de génie Nicloux leur ait fait un cadeau : tous deux, en roue libre, jouent comme des cochons, pas aidés par des dialogues navrants auxquels ils sont les derniers à croire, et un pitch de série z financée via Kickstarter. Mais l’idée la plus furieusement loufoque, c’est la Vallée de la Mort. Parce qu’on voit bien que Nicloux a choisi de planter son décor dans cette fournaise dans le but d’une sorte d’expérience chimique sur le corps de ses deux monstres. Celui de Depardieu surtout, dont la panse au bord de rompre est le vrai héros du film, Depardieu qui dit « il fait tellement chaud que j’ai les pieds comme des steaks », qui sue à grosses gouttes en se traînant en short, asthmatique, dans le désert où Huppert le talonne en beuglant « Géraaaaaaaaard !!! ». Bref, c’est parfaitement embarrassant, mais après tout, à ce stade, cette bouffée d’absurdité illuminée offrait une distrayante récré.
JM

Un conte de fées

Avec Deephan, Audiard n’en démord pas : il aime les hommes. Leurs regards de chiens battus, leurs épaules voutées, la violence qui remue au fond des ventres et qui coud les lèvres. Sa caméra frémit en caressant a capite ad calcem des corps mâles ramassés sur leurs secrets. Jusqu’au bout de ce dernier film, le personnage de Deephan ne parlera pas, nourrissant les reproches de la jeune femme dévolue au rôle d’épouse. C’est que les femmes dans les films d’Audiard ne sont pas comme Audiard : elles n’aiment pas les muets, qui les angoissent. Elles réclament des explications et des dialogues, tout ce qui ennuie ce cinéma de bonhomme dessiné au fusain et à l’encre. Du coup, on se demande bien comment le film peut aller vers son happy end – c’est-à-dire cet horizon de procréation commun à tous les tough guys un peu fleur bleue (coucou Gaspar Noé). C’est que derrière la pompe et les fusils, et cachées sous une bonne couche de réel à poil dur, se trament des péripéties de conte de fée. Comment le crapaud devient un prince charmant. Comment la belle princesse aura droit à son mariage. Deephan, c’est donc aussi Raiponce ou La belle au bois dormant revisités : l’histoire d’une jolie princesse séquestrée en haut d’une tour, délivrée par un prince. La tour, ici, est une cité de banlieue. Moins un emblème de la société française qu’un territoire de western au pied d’un château de sorcière. Sous le tee-shirt de Charles Bronson bat donc le cœur d’un enfant qui rêve de princes charmants et de mariages enchantés. Une fois dévêtu de ses atours de musculeux polar social, Deephan n’a plus que la peau de son naturalisme pour cacher ses os de conte de fée.
GO

Un détecteur de métaux

Il y a quelques jours, on vous parlait des bourdonnements caractéristiques du cinéma roumain, effectivement reconnaissable à ses frigos ronflants. Comme pour confirmer ironiquement ce constat, Le Trésor, de Corneliu Porumboiu, exaspère ces signes distinctifs jusqu’au comique (et on rit beaucoup ici, comme souvent chez l’auteur de 12h08 à l’est de Bucarest). Le vrai héros du film est un détecteur de métaux qu’utilisent deux clampins fauchés pour localiser un fabuleux trésor, supposément enterré par le grand-père de l’un d’eux. La machine fait « zouiiii, zouiiii, zouuuuiiiiiii » à tout bout de champ, les couinements robotiques finissant par masquer les conversations erratiques des personnages. C’est en quelque sorte le stade terminal de la mécanique Porumboiu – cette manière de réduire le monde à une officine rudimentaire où les bavardages quotidiens se changent en maïeutiques absurdes sous le regard impassible de la machine à café.  Comme toujours, le cinéaste se distingue de ses collègues de la nouvelle vague roumaine par cette puissance comique incomparable. C’est qu’il fabrique un cinéma moins roumain que méta-roumain, englobant non seulement une forme de spleen national mais aussi la représentation de celui-ci, avec cette imagerie du vide si travaillée qu’elle finit par susciter un rire désespéré. Cette fois, il s’agit de sonder (littéralement) le territoire pour déterrer son ticket de sortie hors de la crise. L’idée est très belle, mais Porumboiu  se complait peut-être un peu trop dans sa logique de sur-place : en faisant hurler son détecteur dans tous les coins, Le Trésor martèle que le sens de la vie est partout et nulle part à la fois, énonçant de façon littérale la tristesse amusée qui, auparavant chez lui, se contentait de flotter dans l’atmosphère des bureaux gris.
YS

Le compte-rendu d’un fou

Le script de  Yakuza Apocalypse, le dernier Takashi Miike présenté à la Quinzaine, ressemble fort au chapô d’un compte-rendu cannois de Chronic’art : un vampire mafieux, une grenouille géante, des insectes dans la bouche, un mort qui parle, un enfant né sous terre… Autant d’idées égrenées par Miike sans véritable liant narratif, comme s’il voulait pousser jusqu’à la parodie sa dégénérescence de créateur aliéné. Résultat : on rit, mais on grimace un peu à la digestion.
YS

Chronic’art recrute (9)

In extremis, Isabelle monte sur la première marche du podium. Bravo Le Monde. Tous les résultats demain.

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