Un médecin de famille

Il faudrait, au terme de ce festival, réordonner la place du cinématographe dans l’arborescence des techniques. Le placer dans la lignée des instruments médicaux, aux côtés du microscope et du scanner. Rappeler que cette machine à visions soigne les psychés en vous collant dans des fauteuils de velours rouge pour une longue conversation avec les images. Qu’il y a des films qui écrasent et d’autres qui vous apaisent. Et que les seconds, parce qu’ils sont moins nombreux, font toujours l’effet d’une bénédiction. Le critique, confit dans son image de radoteur cynique imperméable aux émotions, y voit une porte de sortie : c’est enfin l’occasion de montrer qu’il a un cœur, un gros et qui bat mal, et qu’il est comme tous les autres, attendant qu’on le soigne.

Cette idée que le cinéma puisse panser les blessures et apaiser les esprits, deux films l’auront portée très haut dans les sélections parallèles. Deux films partis glaner des formes minoritaires, qu’elles soient hirsutes comme dans Les Mille et une nuits ou embaumées comme dans Cemetery of splendour. Pas tout à fait la même politique de soins, donc, mais une même croyance : le réel est une blessure que le cinéma répare. Si les obsessions médicales de Weerasethakul sont anciennes, le cinéaste s’est montré à la fois plus frontal et plus contemporain dans son dernier film. Au centre de Cemetery of splendour, une séquence nocturne déploie une installation de luminothérapie qui agit directement sur la rétine du spectateur, faisant du film lui-même une expérience directe de soins. Mais cette proposition s’inscrit dans un regard global sur la situation thaïlandaise d’aujourd’hui, plongée dans une guerre civile larvée. La médecine se fait alors sociale et politique, en se penchant sur des personnages traumatisés par des évènements politiques. Soit, exactement ce que fait Miguel Gomes dans ses Mille et une Nuits :  une reprise du réel par les feux de l’imaginaire, une reconstruction légendaire du peuple portugais écrasé par une politique décidée dans les officines européennes. Recoudre ce que les politiques ont décousu, réunir ce qui a été séparé : Gomes s’est installé au chevet du Portugal pour s’en faire le scribe et le thaumaturge.

Guère surprenant, donc, que le festival se soit presque ouvert par le film d’un médecin, authentique et diplômé. George Miller n’a pas fait que réaliser un film sur le tournage de son Mad Max. Il a aussi soigné des angines, celles des membres de son équipe (lire l’interview de son chef opérateur John Seale), et recousu des corps, ceux de ses personnages. La médecine de Mad Max fury road s’est penchée sur les images malades, brouillonnes et éparpillées de notre époque. Miller a poussé la décomposition de la représentation dans ses derniers retranchements pour voir ce qui pouvait encore tenir à travers le fracas des stimuli sensoriels. Comme Weerasethakul, il a trouvé des corps malades mais vivants. Comme Gomes, il a vu des héros. George Miller était cette année notre médecin de famille. Neque ignorare medicum oportet quæ sit ægri natura.
GO

Un schisme historique

En posant nos valises en PACA cette année, on n’imaginait pas voir la Villa Chronic’art divisée par un film de Maïwenn. C’est pourtant bien ce qui s’est passé, et alors que vient l’heure d’empaqueter ses chemises sales, on ne s’est toujours pas remis de ce clivage historique. Bien que boudé dans l’ensemble, Mon Roi a réussi l’exploit de fédérer Matignon, Le Figaro et une partie des rédacteurs de Chronic’art, qui avaient tous décidé ce jour-là de mettre en jeu leur street-crédibilité. Maïwenn et sa sortie sur les « hormones mâles » ont occupé beaucoup d’espace, éclipsé les discussions sur Nanni Moretti, Woody Allen ou Gus Van Sant. Et permis à son film de n’être qu’à peine discuté sur le plan de sa mise en scène – ce qui a dû bien l’arranger tant il en est dépourvu. On n’aura pas parlé, par exemple, de la façon pour le moins limitée qu’a Maïwenn d’y filmer Bercot comme une surface lisse, alter ego purement fonctionnel, parfaite endive qui n’est là que pour fixer la performance (certes réussie) de Cassel. Il faudrait y revenir, comme sur d’autres signes flagrants de la pauvreté du film. Mais la douce humeur de gueule de bois qui règne sur la Croisette nous dissuade d’attaquer tout de suite ce chantier, et on préférera conclure pacifiquement avec le souvenir de tout ce qui a fédéré : des convois vrombissants (Mad Max, Sicario), des vitrines splendides (Carol), des héros loqueteux (Green Room). On continuera de s’écharper à Paris, après avoir un peu dormi.
YS

Des dad bods

Colin Farrell (The Lobster), Benicio Del Toro (Sicario), Joaquin Phoenix (Irrational Man) : trois ventres proéminents, trois miroirs de la vie. À une extrémité, la chair flasque et triste du héros kafkaïen, prisonnier de l’absurde, absurde lui-même, image juste d’un dégoût que chacun est condamné à éprouver pour lui-même à un moment où l’autre de sa vie. À l’autre extrémité, un bloc de virilité et de force tranquille, beau résumé de ce charisme de fiction que l’on cherche, depuis l’enfance, chez les action heroes. Enfin, à mi-chemin, un compromis sans doute plus proche encore de la condition humaine : un surpoids à la fois honteux et assumé, un peu classe et un peu pathétique, mélange de vitalité, d’impuissance, de désespoir et d’intelligence. Reste un dernier ventre, un ventre français, celui d’un ogre, une fierté nationale : le ventre de Depardieu, venu faire triomphalement, en  bout de festival, la pantagruélique synthèse de tous les autres.
YS

Un bouche-trou et une punition

On sentait bien que l’envie n’y était plus quand fut projeté hier Macbeth, le dernier candidat à la Palme, dans un Grand Théâtre Lumière plutôt clairsemé. Trente secondes lumière éteinte suffisaient de toute façon pour comprendre que le film de Justin Kurzel tenait plus du bouche-trou pour tapis rouge (Fassbender et Cotillard : qui dit mieux ?). Certes, l’attention de plus en plus flottante portée sur les films oblige à la modération. Néanmoins, on voit mal ce qu’il y aurait à sauver de cette adaptation à la fois vulgairement stylisée (brouillard, ralenti), discrètement cheap (escarmouche de huit figurants) et totalement académique de l’oeuvre de Shakespeare — sorte de croisement improbable entre le cinéma de Jean Delannoy et celui de Nicolas Winding Refn. Quant à Chronic, de Michel Franco, on a tout bonnement décidé de faire l’impasse. Sa promesse d’immersion nauséeuse en service de soins palliatif n’était pas spécialement engageante, et d’autant moins qu’on gardait un souvenir peu ragoûtant de Después de Lucia, le précédent film de Franco. Et puis on sentait bien que, programmé à pareille date, le film aurait vocation à venir punir le festivalier des excès de sa semaine. On connaît la technique qui, pour les hôtes d’une soirée, consiste à passer le pire de leur playlist pour faire déguerpir les derniers invités. Ici, cela fait déjà quelques jours que le festival semble nous orienter vers la sortie.
LB

Chronic’art recrute (10)

Les comptes sont faits, la lettre d’embauche rédigée, mais nous préservons un peu le suspense : c’est demain, au moment de conclure, que nous vous révélerons qui a gagné son ticket pour rejoindre l’équipe de Chronic’art. En attendant, comme il se doit, nous avons demandé à chacun des candidats de nous révéler sa Palme personnelle, toutes sélections confondues. Ainsi que le film qui, à l’inverse, lui sera le plus resté sur l’estomac – son Napalm d’or.

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