Juré, craché : Camille redouble n’est pas le remake de Peggy Sue s’est mariée. Tout au plus, entend-on, porte-t-il la trace d’un goût pour Coppola que Lvovsky consent à admettre, et d’un intérêt partagé avec le maître pour la question de l’échelle des âges. Pour le reste : vraiment, rien à voir. D’ailleurs, c’est simple, Lvovsky n’a pas revu le film, qu’elle a aimé dans une autre vie, et dont le souvenir était trop flou pour trouver à se loger dans celui-là. À ce compte-là, on ne sait pas s’il faut saluer, ou au contraire s’inquiéter de l’hypermnésie qui fait revenir quasi-intactes, non seulement l’histoire de Peggy Sue (comme elle, Camille, en plein divorce, revit par enchantement ses seize ans, sur les bancs du lycée où elle avait rencontré son futur ex-mari), mais aussi une batterie de motifs, de scènes (la fête qui est le levier du voyage dans le temps, l’ivresse cocasse de Camille devant son père, un confident nerd devenu prof de science, un deuil déplacé de la grand-mère à la mère, etc.), parfois de répliques, qui ont fait le voyage sans égratignures. Ce déni cocasse est d’autant plus étonnant qu’après tout, ce remake, Lvovsky avait bien le droit de le faire – comme elle avait le droit de citer une scène fameuse de La Fureur de vivre, au planétarium. Mais peut-être, justement, n’en avait-elle pas le droit : gageons que son embarras sur cette question révèle qu’elle a, peut-être, la bouche cousue par un problème juridique. Reste qu’en se condamnant à laisser flotter au-dessus de lui les fantômes de Peggy Sue et Coppola, le film, au demeurant sympathique, invite fatalement à évaluer ses rêves d’Amérique pour ce qu’ils sont.

Quand il commence, Camille, comédienne au rabais, est venue toucher un maigre cachet sur le tournage d’un nanar. Gag : le film en question est une série Z gore, et la partition de Camille se limite à un râle piteux pour accompagner le geyser d’hémoglobine qu’une prothèse fait jaillir de son cou. La scène fonctionne assez bien, à l’image d’un film qui ne casse pas des briques mais reste plaisant tout du long. Question subsidiaire : où sont censés se passer la scène, le film ? En France, dit le film, qui y croit dur comme fer. En Amérique ! répond le sens commun, qui aura du mal à se figurer que les tournages bis sont légion chez nous. Cet ancrage boiteux est moins un problème en soi (la vraisemblance n’a jamais été le gage des bons films), qu’un symptôme édifiant d’une forme de ridicule qui ne manque jamais d’accompagner le cinéma français quand il s’enhardit d’importer des recettes strictement hollywoodiennes. Et qui le condamne forcément, à un moment ou un autre, à errer dans cet absurde entre-deux, les pieds en France et la tête en Amérique, comme si, voulant ramener le fruit du génie hollywoodien pour le déguster chez nous, il n’arrivait jamais à peler complètement cette petite peau de folklore culturel qui fait toujours un peu tache dans nos décors.

Ce ridicule, Camille redouble en est, pour l’essentiel, épargné. C’est un film on-ne-peut-plus français, et qui l’est d’autant plus qu’il mise sur une mémoire partagée avec le spectateur, via la reconstitution des années 80. Sauf que le film fait, en fait, un autre voyage, sur le terrain d’un type de fable qui, lui, est typiquement américain. C’est ce désir-là qui demande à être interrogé, puisque c’est lui qui parle à travers le remake. Qu’est-ce que Lvovsky est allé chercher dans ce modèle (qui au-delà de Peggy Sue est celui de toute une tradition sentimentalo-fantastique hollywoodienne), et surtout : qu’en a-t-elle retenu ? Pourquoi Camille redouble est-il simplement touchant, ici et là, quand le film de Coppola bouleverse ? Ces questions, c’est à la mise en scène qu’il faut les poser.

Camille, comme Peggy Sue, bascule dans le temps en s’évanouissant au beau milieu d’une fête qui réunit ses anciens camarades de lycée. Chez Coppola, Peggy choit parce qu’autour d’elle, tout s’intensifie brutalement. Les fantômes de sa jeunesse portent son émotion à un point de saturation qui la fait défaillir : littéralement, elle est frappée par le passé. Chez Lvovsky, c’est tout le contraire : ivre, Camille chute mollement, et la scène est filmée avec les moyens les plus pauvres qui soient (tangage, image qui se brouille, et flou qui se dissipe doucement quand Camille rouvre les yeux). Pourquoi la vigueur ici, la mollesse là ? Parce que, contrairement à celle du Lvovsky, la fête du Coppola est un peu plus qu’une réminiscence de l’adolescence du personnage : elle en est, déjà, la réplique exacte, insupportable en cela à Peggy Sue. Et si Kathleen Turner peut jouer à la fois Peggy adulte et Peggy jeune sans effets, c’est parce que, précisément, Peggy n’a pas changé. C’est son drame, c’est celui que met en scène Coppola : mariée trop jeune, Peggy a figé sa vie dans le temps. Autrement dit chez Coppola, et comme c’est à peu près toujours le cas dans ce genre de fables hollywoodiennes, le basculement dans le conte n’est que l’illustration d’un problème posé d’emblée par le film, une simple anamorphose des affects. Quand Lvovsky, elle, joue les seize ans de Camille, ses cheveux sont légèrement plus longs : entre les deux Camille, ce n’est plus Camille le lien (rien de toute façon ne préparait ici le voyage dans le temps, qui est un pur artefact comique, souligné ad nauseam par le scénario), c’est Lvovsky, l’audace fofolle qui est la sienne quand elle décide de jouer un corps de seize ans – et elle est effectivement excellente. Le passé, et la fable, Camille comme Noémie ne les arpentent qu’en touristes, c’est-à-dire main dans la main avec le spectateur.

Et c’est bien à lui et à lui seul que Lvovsky s’adresse quand elle en fait des tonnes sur le décalage de Camille, comme s’il fallait constamment désigner l’artifice de la fable, tremper systématiquement dans le rire un ressort fantastique auquel le film à l’évidence ne veut pas croire. À l’hôpital où elle se réveille, Camille réclame une clope et quand on lui fait la morale elle dit qu’elle est une trop vieille fumeuse pour songer arrêter. Stupeur des infirmières, gag. La réplique est reprise presque au mot près du Coppola, à la différence que Peggy Sue la prononce devant un miroir, pour elle-même. D’un film à l’autre, ce n’est pas le même dialogue : chez Coppola, il se joue entre Peggy Sue et elle-même ; chez Lvovsky, Camille parle au spectateur, qu’elle prend à témoin de sa petite aventure. Cette aventure, elle en ressortira guillerette, dans une conclusion qui ne feint d’être ouverte que pour masquer que Lvovsky, au fond, ne sait pas trop quelle fin donner à son film (et d’ailleurs la dernière demi-heure patine dangereusement), sinon l’image sautillante d’un film français revenu ragaillardi, le teint frais, de son circuit à Hollywood.

Le voyage aura profité à tout le monde : on voit rarement, dans le cinéma français, un tel plaisir à jouer. Les acteurs, comme on dit, s’en donnent à cœur joie, et ils sont tous absolument excellents (Samir Guesmi notamment, qu’on voit encore trop peu depuis Andalucia). C’est la qualité du film (qui est souvent drôle, plein d’une énergie assez communicative), et en même temps sa franche limite, que signale bien son obsession pour le théâtre : entièrement replié du côté du jeu, il ne semble au fond jamais croire vraiment aux vertus de sa fable américaine, qu’il visite comme un Eurodisney de la comédie adulte, incapable d’occuper l’espace entre le « naturel » qui reste sa ressource première, et la bouffonnerie pure et simple. Son drame, à ce titre, n’est pas d’être moins bon qu’un film de Coppola : c’est d’être seulement meilleur qu’un film de Patrick Braoudé.