Prenez un point. Vous y mettez Sabine, jeune adolescente de quinze ans. Un autre point est la famille de Sabine. Le père, chômeur, bon bougre mais sans grande volonté de s’en sortir (mais qui en aurait à sa place), la mère et l’espiègle et souriante petite sœur, témoin et complice des révoltes de Sabine. Prenez un autre point. Là vous placez, l’école où Sabine fait la démonstration à ses camarades qu’elle est bonne en mathématiques et y gagne de l’argent en faisant leurs exercices. Pour former un triangle il manque encore un point. Ce sera la rencontre d’un inconnu dans un bus qui détournera l’œil attentif de Sabine des plaisanteries mièvres de ses camarades de classe et lui fera découvrir l’amour. Le triangle de l’enfance se brise pour être remplacé par celui du monde adulte, et c’est avec fracas (« bruit et fureur » auraient dit d’autres) car Sabine, après tout, n’a que quinze ans.

Pour situer le ton du film, on pourra dire que ce journal intime d’une jeune fille de quinze ans -puisque que c’est à travers ses yeux que sont vus les événements- est aussi éloigné que possible des mièvres aventures de Doinel dans les Baisers volés de Truffaut. Si parenté il y a, elle est plutôt à chercher du côté de la littérature, de Salinger par exemple, mais un Salinger dont l’univers ne serait pas la bourgeoisie new-yorkaise mais la classe ouvrière de Lille. Car Sabine est bien, dans le mélange d’innocence et de dureté qui la caractérise, la grande sœur du jeune héros de L’Attrape-cœur : elle a à la fois l’idéal de l’adolescence et le cynisme nécessaire pour survivre.

En 1984, Charlotte Silvera tournait Louise, l’insoumise, chronique d’une fillette juive et pied-noir pendant la guerre d’Algérie. Si le propos était touchant, il n’en restait pas moins entaché de clichés que la mise en scène arrivait tout juste à faire oublier. Mais depuis ce temps, Charlotte Silvera a fait du chemin et libérée du naturalisme que voulait son premier sujet, elle offre de belles minutes de cinéma.

C’est la tangente que je préfère n’est donc ni un film sur « une jeune fille révoltée dans un milieu difficile », ni un film sur « l’amour à l’adolescence », encore moins un film sur « le passage de l’adolescence à l’âge adulte ». En fait, c’est tout cela sans l’être, car c’est la vie. Pas la vie telle qu’elle est, mais telle qu’elle doit être vue. Autrement dit, c’est du côté de chez Rohmer ou Bresson que Charlotte Silvera est allée chercher son cinéma. Chez le premier elle a appris l’attention au geste, au mot et à la parole. Chez le second, l’absolue nécessité qui doit régir chaque plan, car le monde est la totalité des faits, non pas des choses, et le cinéma doit néanmoins passer par les choses pour montrer les faits. Savoir ce qui nécessite d’être dit, montrer ce qui ne peut qu’être montré, comme ces deux plans finaux où l’on voit en plongé, Sabine tracer une équation dans le sable de la plage puis les mains des deux amants qui s’empoignent quand ils quittent le lieu.

La géométrie du film réside donc dans sa logique : la manière dont chaque élément découle de l’autre. C’est dans cette géométrie variable où est construit un monde que finalement il se laisse voir. Tout comme le parlé vrai du film ne résulte pas le moins du monde d’un naturalisme mais d’un langage en accord avec le ton écorché de Sabine. Seule la légèreté et la puissance du style pouvaient faire de ce film autre chose qu’un « film sur… », un film à thème. La véritable réussite de Charlotte Silvera réside dans la capacité qu’elle a à faire évoluer des éléments plutôt qu’à les aligner sous les yeux des spectateurs.

Pour plagier quelqu’un de célèbre je vous dirais : « Vous me dites « parlons de C’est la tangente que je préfère« , je vous dis « parlons d’autre chose, nous y reviendrons forcément ». Car on voudrait en dire plus. Combien les acteurs nous surprennent, combien la vie y est belle…

En 1977, Godard tournait sa série télévisée France Tour/ Détour, deux enfants. Il y parlait d’argent, d’éducation, d’exploitation, d’imaginaire. C’est la tangente que je préfère y fait étrangement écho, mais du côté de la fiction. Une même lucidité frayant avec la liberté totale, une manière de prendre la tangente du cinéma traditionnel-commercial. Comme quoi le cinéma n’est pas encore mort (CQFD).