Sur l’histoire de Billy Brown, le personnage principal de Buffalo 66, on pourrait écrire une ballade sur le modèle de Joey de Bob Dylan ou Rocky’ Raccoon des Beatles. Par son récit ramassé qui va toujours à l’essentiel (c’est-à-dire aux détails), dans cette manière directe d’installer un personnage à l’écran sans présentation préalable, le premier film de Vincent Gallo a des allures de folk-song. « La ballade de Billy Brown » pourrait commencer comme ça (en anglais dans le texte et sur l’air que vous voulez) : « When Billy « redshoes » left the jail behind him, nobody was waintin’ / So he chose a bench to sleep, he felt the snow on his face, just like ice-cream / When he woke-up, as white as a sheep, he realised he gotta piss / That’s the kind of date you can’t miss ». Voilà pour le tout début du film. Bien des couplets suivent et racontent notamment comment Billy-Vincent Gallo rencontra Layla-Christina Ricci, jeune danseuse en tenue légère, comment il la kidnappa avant de découvrir qu’elle incarnait pour lui le plus sûr et séduisant moyen de tordre le cou à son sale destin.

Vincent Gallo a réalisé un film-portrait. Ce genre présente deux avantages : d’abord, il permet à bon compte de négliger tout ce qui ressemble à une intrigue (avec un début, un milieu, etc.) et de se concentrer sur les personnages considérés comme des blocs de sentiments, de sensations qu’il importe peu de scénariser. Ce tour de passe-passe, qui traduit en fait une incapacité manifeste du cinéaste à raconter, est souvent bien reçu par le public. Cela donne un ton à l’œuvre -ces fascinants films où il ne se passe rien !- et lui autorise des effets de style qui font son originalité… En ce sens, Buffalo 66 ne raconte pas grand chose mais le raconte plutôt bien. En effet, Gallo multiplie les figures de style qu’on appréhende « tape-à-l’oeil  » mais qui finissent par donner au film un charme et même une poésie. De cette grammaire haute en couleurs, on retiendra la succession de plans brefs fondus au noir pour dire la monotonie et la lenteur d’un repas de famille ou l’attirance timide de deux corps allongés sur un lit ; ou encore l’usage assez habile du split-screen incrusté à la surface de l’image principale pour dire la mémoire éclatée de Billy.
Autre avantage du film-portrait : il libère pour le rôle-titre une gamme étendue de registres où s’accomplissent les talents de l’acteur ; bref, l’idéal pour Vincent Gallo. Car Buffalo 66 est avant tout le portrait réussi d’un « looser magnifique ». Mélange de Travis Bickle, le Taxi driver de Scorsese (pour l’isolement intérieur) et de Joe Buck, le Macadam cowboy de Schlesinger (pour l’overplaying mise en œuvre pour conjurer le malheur ambiant), Billy Brown fuit le réel par tous les bouts et se construit un monde avec ses désirs sans réalité. Layla est son seul ancrage au réel, celle qui peut le sortir de sa logorrhée castratrice et de sa fumeuse idée fixe. Dans la folk-song de notre début, elle donne le ton du refrain, l’horizon possible de notre anti-héros. Rappelle-toi Billy : Happiness is a warm gun.