À bord d’une Pontiac agonisante, un clochard hirsute sillonne les mornes plaines de Virginie. De quel taudis à ploucs s’est-il échappé ? On n’en saura rien : Blue Ruin saute les préliminaires de rigueur dans la série B sudiste, et se contente d’une sommaire ébauche d’Americana. Le récit lui-même émerge de nulle part, s’extirpe péniblement des poubelles où notre freak planque sa pitance avant d’acheter une carte postale et de voler un Colt Detective  – le tout sans plus d’explications. Seuls quelques indices dévoilent peu à peu son objectif : localiser l’un des assassins de son père, fraichement sorti de prison.

Jeremy Saulnier (lire notre entretien) filme cette traque en supprimant donc toute graisse southern gothic. Trois plans lui suffisent à planter chaque décor sordide où vient fureter Dwayne, son vengeur pataud, avec si peu d’informations que ces manigances prennent un tour absurde. Que vient faire cet homme sans qualités, gauche et spongieux, dans ce scénario de vendetta familiale ? Ses bévues font proliférer l’action selon une logique d’enlisement burlesque qui renvoie immanquablement au Sang pour sang des Coen. Guetter sa cible dans des WC cradingues, acheter un kit de survie sous l’oeil suspicieux du droguiste, extraire une flèche de sa cuisse au cutter : Saulnier s’en tient aux descriptions factuelles, regardant cette revanche engourdie avec une hébétude quasi beckettienne – exécutés mécaniquement, ces gestes finissent évidés de leur sens, comme s’ils obéissaient moins à une pulsion vengeresse qu’à un vieux protocole mal assimilé.

Mais le rire sardonique reste au second plan dans Blue Ruin. Conscient d’arriver bien après les Coen, Saulnier (auteur d’un film noir plus franchement bouffon, Murder Party) s’attache aux déconvenues de Dwayne avec une idée neuve derrière la tête : travailler une forme de réalisme pragmatique, dédié aux petits manèges de la vengeance, filmée comme laborieuse besogne imposée à son personnage. C’est, encore une fois, un protocole ancestral (celui de l’autodéfense façon Second amendement) auquel se soumet ce justicier peu qualifié pour le job. L’accumulation de tâches méthodiques rappelle les tranches de quotidien flapi à l’honneur chez Matt Porterfield (Putty Hill, I Used To Be Darker), dont Saulnier fut le chef opérateur : ici, ce drôle de naturalisme vise moins un effet parodique ou déceptif qu’un véritable portrait en creux de la Virginie, territoire autrefois défini par son rapport aux armes. Le réel volontiers poussif de Blue Ruin vient en somme grignoter le mythe, en lui opposant les froides contingences du quotidien : pour l’average Joe du XXIème siècle, défendre son lopin de terre n’est plus une mince affaire.

D’où l’étrange mécanique à rebours de Blue Ruin : au lieu de s’aguerrir en tant que justicier, Dwayne régresse à pas lents vers sa vraie condition de citoyen falot. Au lieu d’avoir affaire à l’underdog progressivement changé en monstre (mutation typique de la série noire, de Jim Thompson à Breaking Bad), on assiste à l’exact inverse – Dwayne perd sa pilosité et ressemble à un gratte-papier subalterne. Il n’est pas le seul, d’ailleurs, à pâtir de la déliquescence du mythe : autour de lui, le langage de la poudre n’a plus cours, la mort ne se regarde plus tout à fait en face. Par trois occasions, les personnages hésitent avant de tirer le coup de grâce (et parfois pour d’absurdes motifs légaux – « il n’avait pas braqué son arme, j’ai dû attendre avant de l’abattre« ). Plus qu’il n’éraille le Second amendement, Saulnier tire le portrait d’une société coincée entre sa propre légende et la réalité du présent.

Ce voyage à reculons (du mythe vers l’ordinaire, et non l’inverse) fait toute la puissance mélancolique de ce western calamiteux : la nostalgie des grands récits nationaux filtre partout, et notamment à travers les gunfights d’intérieurs, batailles souffreteuses entre grands enfants équipés de Winchesters. Celles-ci se disputent au coeur même du home sweet home (on songe à Rolling Thunder en distinguant Dwayne tapis dans un recoin du salon, cramponné à sa crosse), avec une élégance nocturne et jamais chichiteuse. Et l’empathie pour Dwayne devient alors double : en deuil de sa famille, mais aussi de son pedigree de vengeur hillbilly, ce cowboy déplumé est deux fois orphelin.