En 1978, Paul Schrader est connu comme scénariste majeur du Nouvel Hollywood, auteur notamment de Taxi Driver et de Rolling Thunder, sans doute les deux chefs d’oeuvres du vigilante movie. Leurs thèmes sont voisins, mais les films n’ont pas reçu le même accueil : le premier, globalement perçu comme un pamphlet sur les dérèglements urbains et le trauma vietnamien, obtient la Palme d’or ; le second, lu comme une énième apologie de la justice expéditive (au grand dam de Schrader, qui reprochera au studio d’avoir réorienté son script), vient de connaitre un très relatif succès commercial (en France, il ne sera montré qu’à la télé, sous le titre Légitime violence). De la Palme de Scorsese à la série B de John Flynn, d’évidentes obsessions se sont déjà affirmées. Mais Schrader rêve encore de s’installer comme auteur, auprès d’un public qui ne sait pas bien s’il est un génie progressiste, ou bien une sorte d’artisan réactionnaire à la Michael Winner (sa stricte éducation calviniste le rend suspect à cet égard). Écrit avec son frère Leonard, son partenaire de l’ombre, Blue Collar devait être l’occasion d’apporter la réponse.

Seulement ce premier film est lui-même bâti autour d’un paradoxe roublard, typique du Nouvel Hollywood. Sur le papier, Blue Collar est un film de gauche : à Détroit, trois ouvriers d’une usine automobile (Harvey Keitel, Yaphet Kotto et Richard Pryor, fraichement débauché du Saturday Night Live) fomentent une rébellion contre un syndicat rongé par la corruption. La première moitié du film incite à une simple lecture marxiste, tant Schrader se range aux côtés des cols bleus aliénés, dans une peinture vériste de l’enfer prolétarien – scènes de ménage terrées dans de chiches foyers, martèlement ivre des séquences de turbin, au son des riffs lourds et compacts de Captain Beefheart (Hard Working Man). Quand le trio braque la trésorerie puis s’enlise dans une hasardeuse stratégie de chantage, le propos se tord : non seulement Schrader semble se désolidariser de ses martyrs, loin de l’héroïsation souvent réservée au peuple qui trime dur, mais le syndicat semble porter toute la responsabilité des misères ouvrières – ce qui fera de Blue Collar un film de droite en bonne et due forme aux yeux de la critique française.

L’épilogue est sans équivoque : le système est le premier coupable de la déroute de nos héros, finalement poussés à s’entredéchirer et renvoyés à leurs places originelles de « petit traître blanc » ou de « nègre » condamnés à se maudire. Mais difficile de savoir si le système en question s’appelle capitalisme, ou s’il faut blâmer le syndicat et sa mécanique collectiviste. Tenter de cerner politiquement et définitivement un film comme Blue Collar, pur produit de la morale schizophrène des seventies, serait de toute façon absurde. Mais on peut tout de même faire le lien avec l’oeuvre à venir de Schrader, distinguer son visage à travers ce récit d’individus en lutte contre une machine vorace – ici, l’usine Checker, Léviathan de ferraille, bête hideuse régissant le territoire bitumé de la Motor Town.

Au regard de ses films suivants, donc, le film prend une cohérence qui rend la question gauche / droite presque caduque. On a souvent détaché Blue Collar de Hardcore, American Gigolo ou même du récent The Canyons, films dont le trait commun était de dresser un individu peu aimable contre un système globalisant (déjà le principe de Taxi Driver et de Rolling Thunder, évidemment). Dans tous les cas ou presque, l’empathie va au héros malgré ses tares et ses torts, toujours au nom de son individualité. La colère puritaine (celle de Travis Bickle ou du père inquiet de Hardcore) y est toujours pardonnée, et pour ainsi dire validée par l’auteur – non pas du fait de son passé bigot, mais de sa foi dans le droit d’un individu à être ce qu’il est, contre la pression d’une meute grouillante et plus ou moins abstraite (la ville, la modernité, la Porn Valley, etc).

Ici aussi, quelle que soit la nature du mal incriminé (le capital ou l’union syndicale), Schrader met en scène ce même conflit entre la partie et le tout. C’est que l’usine, qui pourrait inciter à prêter au film des intentions militantes de quelque bord que ce soit, est moins un espace de délation documentaire qu’une vaste entité métaphorique. Et que le trio de frondeurs, bien que métissé et uni face à l’oppresseur, n’en fonctionne pas moins comme un seul corps, un seul individu. Au cours de leur ascension en tant que Zorros du petit peuple, le film les saisit toujours dans le même cadre, serrés et alignés, rassemblés dans une forme de connivence magique. Assommé par leurs soins, un flic les décrira même au réveil comme « deux Noirs, avec un Blanc entre eux : on aurait dit un biscuit Oreo ! » Fatalement, la déconfiture de cette petite utopie (l’homme noir et l’homme blanc fondus en un seul hyper-individu, réalisant au passage le fantasme national du salad bowl) arrivera dès qu’ils commenceront à fonctionner comme contre-pouvoir, c’est à dire comme groupe – ils s’apercevront trop tard que leur interdépendance menace leurs intérêts personnels (« tu parles sans arrêt de ta famille… Mais la mienne ?« ).

Et si Schrader choisit de situer ce bras de fer dans une fabrique d’autos, c’est donc pour des raisons moins politiques que symboliques. Ce temple du taylorisme, autrement dit de la répétition et de la duplication, inflige aux hommes le même traitement qu’aux voitures : il les façonne, les étalonne, les ajuste aux normes, dans un grand geste globalisant destiné à saper leur individualité (paradoxe de la puissance américaine et de sa méthode de production fétiche : ses effets pervers sont ceux du totalitarisme). Le film offre d’ailleurs aux ouvriers un destin de bagnoles humaines : l’un finira comme un vieux tacot aux portes de la casse, pris en étau dans un car-wash piégé ; l’autre rendra les armes, coincé également au volant d’une voiture trop essoufflée pour le faire échapper à son destin. Certes, devant cette idée du sempiternel danger de la multitude pour le sujet libre, on pourrait ramener Blue Collar à un film de combat, politiquement marqué à droite. Ce serait raisonner d’un point de vue européen seulement, sans voir que pour l’Amérique, pour son cinéma des seventies (et pour Schrader en particulier), les libertés individuelles ne sont pas le seul apanage des franges droitières, et que l’histoire d’un homme en lutte contre un groupe est d’abord celle d’une aventure métaphysique.

Chant individualiste au sein d’un vrai-faux film de gauche, match existentiel à l’intérieur d’un croquis réaliste, Blue Collar n’aura donc pas permis à Schrader de se rendre plus facilement identifiable. Mais il aura proposé une belle synthèse de la décennie de cinéma finissante, en attendant que les années 80 viennent remettre un peu d’ordre dans l’équation : renverser un système, c’est renverser son adversaire subversif ; se révolter contre l’Amérique, c’est se révolter contre toutes les Amériques. Y compris celle des révoltés eux-mêmes.