D’où vient ce léger regret qui nous assaille aux dernières notes du générique final de Bliss, alors que le film nous avait jusqu’à présent ravi, ébloui même, par endroits ? C’est que Drew Barrymore, dont c’est la première réalisation, y dévoile, sur un mode « bonus / scènes coupées », une poignée de trésors qu’on aurait aimés voir plus tôt : des filles au bar, des filles qui se chamaillent, des filles tordues de rire… A la limite, on aurait même souhaité ne voir que ça, afin de pouvoir totalement donner raison au buzz qui annonçait le film comme : « le meilleur chick movie depuis Death proof »… Même noyé au milieu d’une intrigue de coming of age story un poil trop classique, le tropisme tarantinien – souligné par la présence de Zoe Bell au casting – existe pourtant bel et bien, et donne au film ses meilleurs moments, lorsque le scénario s’étourdit dans l’ivresse des amitiés naissantes, s’oublie dans la rage des corps-à-corps, s’endiable dans le tourbillon des courses patinées. Et l’on se dit que pour faire de Bliss un très grand film, pourquoi pas un Red line 7000 au féminin (l’un des ultimes chef-d’oeuvre de Hawks, sur le milieu des courses automobiles), il aurait sans doute fallu un peu moins de bliss (« extase ») et un peu plus de whip (Whip it est le titre original, qu’on pourrait traduire approximativement par « Donne un coup de fouet ! »)…

Mais qu’importe ce qu’il aurait pu être : tel quel, le film est déjà formidable, et il serait dommage de ne pas en goûter les plaisirs, sans retenue. Bliss, c’est Ellen Page (parfaite, un peu trop peut-être), une adolescente « alternative » qui n’aurait pas dépareillé dans Ghost world ou Daria et qui traîne son spleen entre le diner d’une petite ville texane où elle travaille comme serveuse, et les concours de beauté où sa mère la traîne plus ou moins de force. Seulement, il existe au Texas, non loin de chez elle, une oasis liberal appelée Austin (connue de tous les amateurs de rock), et c’est là, à la faveur d’un prospectus ramassé par hasard, que le chemin de Bliss va s’éclairer. On pourrait flairer à l’énoncé de ce pitch une tendance un peu rance du cinéma indépendant américain, celle qui flatte, l’air de rien, le bon goût des hipsters pour mieux l’opposer à la plouquerie indécrottable des ploucs : Juno, Une Nuit à New York, 500 jours ensemble et toutes ces comédies sentimentales où le chic se porte en pin’s. Bliss, avec sa B.O. impeccable (pour le coup, vraiment impeccable), ses personnages un peu trop typés (la mère guindée qui ne doit son salut qu’à la précieuse Marcia Gay Harden) et son intrigue romantique assez conventionnelle, n’y échappe pas tout à fait. Pourtant, sitôt passée la laborieuse première bobine, tout ces petits défauts passent au second plan, et l’on n’a plus qu’une obsession, la même que Bliss : le roller derby. Mais qu’est-ce donc ?

Rien de moins qu’un des sports les plus cools jamais vus sur un écran, sorte de nascar en roller, plus ou moins underground, pratiqué uniquement au Texas et par des filles – quelles filles ! Voir Juliette Lewis, Kristen Wiig, Eve (oui oui, la rappeuse), Ari Graynor, Zoe Bell, Drew Barrymore, Ellen Page et plein d’autres moins célèbres – si les noms précédents ne vous évoquent rien, il reste toujours Wikipedia -, les voir, donc, tourner à pleine vitesse, en roller, autour d’une piste circulaire, se donner des coups de coude et de boule, s’unir et se désunir en de savantes chorégraphies, se doubler et se tacler pour marquer des points, écraser l’équipe adverse et se saouler lors de la troisième mi-temps est déjà tellement beau en soi que cela justifierait, seul, l’achat du ticket. Mais Drew Barrymore, actrice essentielle (Le Come-back, Terrain d’entente, Fifty first dates, pour ne citer que quelques films récents) et désormais réalisatrice ultra-prometteuse, ne s’en contente pas. Elle n’est certes pas Tarantino ni Hawks, mais sa science du dialogue, alliée à un sens du casting parfait – outre les chicks précedemment citées, il faut ajouter, côté dudes, Jimmy Fallon et Andrew Wilson, le frangin épatant de Luke et Owen -, l’autorise à ciseler ses personnages, notamment secondaires, pour dépasser la galerie de beautiful freaks attendues et livrer un film qui, s’il n’est pas la claque du siècle, est un sacré coup de fouet dans le landerneau moribond de la comédie indépendante américaine. Une seule envie : retourner sur la piste.