La nouvelle pâtisserie d’Inarritu, cuisinée avec un peu moins de matière grasse. Soit : un nouveau mélo, mais plus modeste. A quoi ça ressemble, un Inarritu modeste ? D’abord, c’est un Inarritu sans Guillermo Arriaga, jusque-là chef de chantier derrière les échafaudages narratifs plein d’esbroufe d’Amours chiennes, 21 grammes, Babel – c’est plutôt une bonne nouvelle, même si la linéarité découverte par Inarritu n’est guère plus digeste, au fond. Pour le reste, cela ressemble aux autres, mais pas trop : toujours verdâtre (mais un peu moins), toujours trop bruyant (mais un peu moins), toujours tire-larmes (mais un peu moins – en fait si). Difficile d’être plus prévisible que ce cinéma-là, y compris quand il feint, comme ici, de changer de braquet – et il aurait tort de se gêner, puisque ses recettes lui valent depuis trois films un accueil plus que confortable, quand il n’est pas carrément hystérique. Au menu de Biutiful, donc, encore, toujours : terreur lacrymale, symbolisme lourdingue, et puis cet espèce de fantasme d’ubiquité qui sans relâche lui impose l’obligation d’évoquer en même temps TOUT ce qui ne tourne pas rond dans le monde d’aujourd’hui (et tandis qu’il lui semble nécessaire de singer TOUS les tics du cinéma contemporain, du film d’auteur world à la grosse mécanique hollywoodienne).

Commençons par là, par ce principe du feuilleté des douleurs planétaires, organisé à la manière d’un hors-série de Courrier international : en toile de fond derrière le drame déjà chargé qui lui sert de fil rouge, Inarritu a réussi à caser des ouvriers clandestins chinois ET des sans-papiers sénégalais. Côté terrorisme lacrymal, visez le pitch : à Barcelone aujourd’hui (mais on pourrait bien être n’importe où, les décors se ressemblent tous chez Inarritu), Uxbal, un ex-junkie qui entend les morts comme dans Le Sixième sens, apprend qu’il a un cancer en phase terminale, ce qui tombe plutôt mal étant donné qu’il élève seul ses deux enfants dont la mère est bipolaire et cogne à l’occasion sur le plus petit des deux, quand elle ne couche pas en loucedé avec son beau-frère dès qu’Uxbal a le dos tourné parce que celui-ci est occupé à exploiter des ouvriers clandestins chinois pour joindre les deux bouts. N’en jetez plus. Rayon symboles, enfin, des papillons au plafond, qu’on est tenté d’abord de mettre sur le compte d’un problème d’aération et puis non, les papillons, eux aussi, avaient quelque chose à dire : vers la fin, Uxbal s’autorise un dernier fix et quand, vachement relaxé, il regarde au plafond, les papillons ont disparu – ils étaient dans sa tête, les papillons.

Pourtant, il y a quelque chose ici qui résiste, et c’est la première fois, au déluge de l’épaisse tambouille d’Inarritu. Ce quelque chose c’est quelqu’un, c’est Javier Bardem, qui a remporté cette année à Cannes le prix d’interprétation. C’est mérité : il est vraiment excellent. Quand on dit qu’il résiste, c’est au sens d’une résistance physique, non seulement aux tuiles que le scénario répand sur lui en averses, mais plus largement au cinéma d’Inarritu. C’est le seul vrai changement à signaler ici : jusque là, la passion d’Inarritu pour la tautologie contaminait tout, y compris et surtout les acteurs – grand cris, grosses larmes de Sean Penn, de Brad Pitt. Ici la carcasse de Bardem traverse tout le film comme une lourde éponge, absorbant tout, toute la charge mélo, toutes les inepties du scénario, et c’est quelque chose d’assez beau qui se joue finalement dans cette résistance héroïque à peine rompue, par moments, par de courtes explosions. Avec lui le film est presque regardable, et pour ce prodige là, c’est sûr qu’il méritait des lauriers.