Bill Plympton : Wow, il y a un article sur ma région dans votre magazine (il pointe une photo de la route 216 en Oregon, parcourue dans My Own Private Idaho). C’est dans ce coin que j’allais faire du ski, quand j’étais jeune. L’Oregon, c’est un nid à talents dans le monde de la BD, de l’animation et du cinéma. C’est lié au climat : la pluie et le brouillard vous forcent à rester enfermé, et donc à fabriquer des trucs. Les gens n’ont rien à faire dehors, donc ils développent leur créativité manuelle, artistique, etc. Souvent, ça donne des œuvres  tristes et sombres : c’est comme en Angleterre avec le post-punk ! Moi-même, qui suis pourtant un type très heureux, amoureux de la vie, j’aime les sujets sinistres, les personnages déprimés…  Bref, il y a un vent de liberté et d’indépendance artistique qui souffle là-bas. Même si les gens sont un peu bizarres. Je connais un peu Gus Van Sant, qui est de Portland : un très chic type, et assez marrant. Je ne connais pas Kelly Reichardt, qui sort un film en même temps que moi, mais il paraît qu’elle fait des choses incroyables.

Justement, Les Amants électriques se passe loin de tout ça, dans la fournaise southwest. On sent un désir de travailler sur des clichés qui doivent être exotiques, pour le gars du nord que vous êtes…
Pas si exotiques que ça : j’ai fait beaucoup de cheval en Oregon, quand j’étais petit. Et j’ai grandi avec les cowboys chansonniers, qui faisaient aussi de la télé et du cinéma : Roy Rogers, Gene Autry…  Je suis un grand fan de musique country de Hank Williams, ou aujourd’hui celle des Cowboy Junkies : la country porte aussi cette mélancolie qui s’applique bien à tous les décors d’Amérique, du Texas à l’Oregon. En tout cas, oui, je tenais à ce décor sudiste, parce que je m’exprime beaucoup avec les jeux d’ombres. Je me suis inspiré de villes comme El Paso, pour les scènes très « western » comme celle de la station-service. Là-bas, dans les petits bleds frontaliers, l’architecture est organisée pour masquer un peu le soleil qui vous agresse toute la journée. Ça crée une luminosité intéressante, très contrastée : il y a des silhouettes qui se dessinent partout avec l’ombre. Ce mélange de lumière et d’obscurité, c’est exactement le genre de décor qui me permet de travailler les humeurs des personnages.

Les personnages rappellent aussi les films et les romans noirs : il y a cette ambiguïté sur les rapports amoureux, à la fois suaves et violents.
J’adore les années 1940 et le style « L.A. noire » : les bagnoles, les vêtements des femmes, leurs coupes de cheveux… L’héroïne, Ella, porte une robe d’été très à la mode à l’époque. Vous avez raison sur le sujet. Mon principal modèle, sur ce film, c’est James M. Cain, ce romancier qui a beaucoup écrit pour Hollywood : Assurance sur la mort, Le Facteur sonne toujours deux fois… Ce qui m’intéresse, c’est l’ambiguïté des histoires d’amour : vous vous aimez, mais vous voulez vous étriper. J’ai déjà effleuré ce paradoxe vieux comme le monde dans mes précédents films, mais là, j’avais envie de réaliser une véritable étude de caractères… C’est un pas de franchi, parce qu’avant, mes films traitaient ces problèmes sous forme de gags déjantés.

On vous reproche parfois d’être sexiste, ou d’avoir peur des femmes ?
J’entends ça souvent de la bouche des femmes, moins souvent de celles des hommes (rires). Les Amants électriques s’inspire d’une déception que j’ai eue il y a quinze ans avec une fille. Je pensais qu’on se marierait, qu’on aurait des enfants, et puis je me suis surpris à avoir envie de l’étrangler. En même temps, j’avais envie de lui faire l’amour. Je me suis dit qu’il fallait que j’exploite cette dualité au cinéma, et qu’elle me permettrait de faire bouillonner ce mélange de sexe et de violence à l’intérieur d’un même personnage. Vous me connaissez, j’adore le sexe et la violence.

Mais il y a aussi un idéal très romantique et naïf derrière tout ça, comme dans les romans noirs d’ailleurs. Il y a cette scène où tout rentre dans l’ordre, Jake part au travail et embrasse Ella, qui savoure l’effet de son baiser une fois seule…
En Amérique, on appelle ça du « make-up sex ». Quand vous avez une dispute terrible et que vous vous retrouvez sur l’oreiller, le sexe est alors formidable. La rage a disparu, tout est plus lumineux. C’est même mieux que la première fois. Le film porte en fait sur la recherche du « make-up sex »…

Ces passages de quiétude domestique ont peut-être aussi quelque chose de déprimant : quand on voit le couple sagement attablé dans la cuisine, on se demande si la fureur amoureuse n’est pas plus forte dans les disputes et les poursuites incessantes…
Je ne sais pas si ces scènes de cuisine sont déprimantes… Pour moi, ce n’est pas le cas. Les chassés-croisés entre les amants jaloux sont plus vivants, mais ils montrent aussi que les personnages s’obstinent à combattre l’amour pur. Ils passent plus de temps à se juger qu’à s’aimer. Ma scène favorite, c’est quand Jake rentre à la maison alors qu’Ella prépare un gâteau. Elle fait des bruits de succion en se léchant les doigts, et Jake, depuis l’extérieur, s’imagine qu’elle est en train de coucher avec une bande de mecs. Je m’intéresse à cette paranoïa, cet entêtement à détester la personne qu’on aime. Seulement, vous voyez, j’évite de traiter ce sujet sur un mode hollywoodien, complètement mélo, où les personnages expriment verbalement leurs angoisses à travers des crises d’hystérie. Je m’arrête sur la visage de Jake, qui écoute à la fenêtre en imaginant sa femme le tromper, et je fais juste perler quelques larmes le long de son visage.

Les personnages sont plus sexys que jamais, et en même temps leurs visages continuent de se triturer, d’osciller entre le glamour et la laideur. Votre démarche, c’est de rendre laids de beaux personnages, ou de rendre sexy des personnages laids ?
Ce sont de beaux personnages, que je rends plus sombres. Malgré leurs grimaces, ils ont une plastique avantageuse, des formes, des muscles…  Mais  leurs comportements et leurs envies inavouées les rendent laids. Et drôles aussi, j’espère : pour moi, c’est fondamental que leur jalousie maladive soit aussi comique. Je n’aime pas faire des films sérieux. Pour moi, l’humour est la qualité humaine la plus importante. On me dit parfois que mes films font aussi pleurer, ce qui m’étonne, parce que je trouve que je ne pense pas être doué pour les mélodrames…

Comme dans L’Impitoyable Lune de miel ! (I Married a Strange Person), tout s’enchaîne comme par associations d’idées surréalistes, avec des transitions déroutantes. Quand vous storyboardez, vous procédez de façon organisée, ou bien vous cultivez un penchant pour l’écriture automatique ?
Je commence par lister les scènes dans l’ordre, selon une structure classique en trois temps : les personnages tombent amoureux, se haïssent, se retrouvent. Je fais un storyboard très brouillon, qui évolue beaucoup au cours du processus. Je rajoute des idées entre deux plans, de façon impulsive. Mais les ruptures brusques dont vous parlez se font par hasard, en tout cas pour les plus belles : au montage, je me rends compte que d’un raccord à l’autre, un sourire se transforme en cri d’horreur, alors que ce n’était pas mon intention. C’est le cas du tueur à gages dans le film : il a ce sourire figé, qui soudain ressemble à une grimace de douleur au plan suivant. J’accorde une place à cette imprévisibilité du dessin. L’idée, c’est aussi que le film ressemble à un opéra outrancier, où la folie guide les enchaînements. La musique de Nicole Renaud est omniprésente, elle contribue à obtenir le résultat dont je rêvais : un opéra sous forme de cartoon.

Les Amants électriques s’inspire d’une de vos histories, et L’Impitoyable Lune de miel ! parlait de votre façon de composer dans la réalité avec votre imagination… A-t-on le droit de lire tout votre travail sous l’angle autobiographique ?
C’est vrai pour ceux-là, mais la suite sera différente. Je prépare deux films : l’un sur le quartier hispanique de L.A., avec ses bars louches que je ne connais pas bien. L’autre sera un documentaire sur Hitler, où je l’imagine en animateur de cartoons frustré, qui aurait voulu être Walt Disney et créer son « Naziland ».

Il y a peut-être un peu de vous là-dedans ! Vous avez tourné le dos à l’actualité et aux sujets politiques, que vous traitiez en tant que caricaturiste pour The Village Voice, Soho Weekly News, Penthouse
Oui, je m’intéresse de moins en moins à la politique. C’est qu’elle n’arrête pas de changer, alors que je veux faire des films qui auront le même écho aujourd’hui ou dans cent ans. Il y avait des sujets qui m’énervaient auparavant, mais aujourd’hui je me tiens à distance des problèmes de société.

Qu’est ce qui vous énerve, aujourd’hui ?
Les distributeurs de films d’animation américains ! Ils me découragent. Alors que l’Europe a dix ou quinze ans d’avance en la matière, ils restent fermés pour deux raisons : d’abord, ils se méfient de tout ce qui n’est pas animé par ordinateur. Ensuite, ils flippent dès que vous leur proposez un sujet qui n’est pas destiné aux enfants. C’est pour ça que j’utilise Internet comme une voie alternative pour distribuer mes films, à partir de maintenant.

À la télé, en revanche, il y a beaucoup de cartoons aussi populaires subversifs – dont ceux de Matt Groening, avec qui vous avez travaillé sur les Simpsons. Mais c’est comme s’ils finissaient par devenir mainstream, comme Seth McFarlane qui se retrouve à la présentation des Oscars…
Oui, c’est peut-être parce que son style est plus clean.  J’aime bien McFarlane, je trouve qu’il est tout de même resté impertinent, et j’aime aussi beaucoup South Park ou les séries de Groening. Mais mon cartoon préféré reste Bob l’éponge, parce que l’humour de la série est très visuel, là où les gags de Trey Parker et Matt Stone, par exemple, restent très verbaux.

Votre motto, c’est « court, pas cher et drôle » (short, cheap and funny). Mais Les Amants électriques est plutôt grave, et très foisonnant : on peut facilement s’égarer dans la narration…
C’est une formule qui s’applique plutôt aux courts-métrages, même si idéalement, j’essaie de l’appliquer à mes longs. C’est vrai que celui-ci donne l’impression de durer longtemps, mais il ne fait qu’une heure seize ! C’est lié à ce côté opératique que je recherchais. Je n’aime pas trop les courts d’animation de vingt ou trente minutes que je vois dans les festivals, d’autant qu’ils sont d’un sérieux plombant… Mais en salles, c’est vrai que l’expérience est différente : vous pouvez donner l’impression de faire un film fourre-tout en très peu de temps, tout comme un film de trois heures peut être épileptique et fun. C’est exactement ce que j’ai pensé du Loup de Wall Steet, récemment.

Pas étonnant que vous aimiez ce film : quelque part, il raconte que le monde de la finance a disjoncté au point de ressembler à un cartoon de Bill Plympton…
Exactement  ! Vous avez vu les grimaces de Di Caprio ? J’adore ces visages tordus, ces superbes femmes nues, cette scène où il rampe jusqu’à sa voiture après avoir pris trop de drogues… Habituellement, je déteste les films sur Wall Street : mon père était banquier, et l’argent m’a toujours profondément ennuyé. Mais  Le Loup de Wall Steet pourrait être un de mes films, dans un monde parallèle où j’aurais du fric.