Dans Yella, une femme réchappait, en apparence, à un accident provoqué par son ex-mari. Guidée par un homme d’affaires rencontré dans un hôtel, elle se laissait porter comme une somnambule par une vague spéculative grisante et redoutable. A mi-chemin entre le désir cleptomane de Pas de printemps pour Marnie et des déambulations fantomatiques d’Elephant, ce chef-d’oeuvre méconnu de Petzold tirait, des sphères virtuelles du monde économique moderne, une substance fantastique et érotique totalement fascinante. Le titre de Barbara est, à nouveau, un prénom féminin, et le film noue avec Yella un dialogue passionnant: une fois encore sont mis en miroir les désirs intimes d’une femme (la même actrice, Nina Hoss, toujours aussi géniale) avec un système politique et économique situé cette fois à l’extrême opposé du monde capitaliste, de l’autre côté du mur qui divisa l’Allemagne. Par ce retour sur un passé récent, Petzold se démarque de la tendance dominante de l’école berlinoise, rivée au monde contemporain, pour se confronter à une matière historique souvent porteuse d’une imagerie lourde – laquelle d’ailleurs a remis le cinéma allemand en selle sur l’échelle mondiale, de la nostalgie pour touristes de Goodbye, Lenin ! au cinéma lisse de qualité allemande de La Vie des autres. Mais exit la récup’ rétro ou le téléfilm raffiné, Barbara évolue dans des eaux bien plus troubles, celles d’un passé toujours mouvant qui regarde et interroge notre monde par son envers.

Suspectée de vouloir s’évader à l’ouest, Barbara, chirurgien-pédiatre à Berlin-Est, est envoyée dans un petit hôpital de province, au nord de la RDA. La jeune femme n’abandonne pas pour autant son projet d’évasion, qu’elle planifie en cachette avec son amant de l’ouest. Dans ce climat de surveillance, propice à la méfiance, elle redouble de prudence et voit d’un mauvais œil les tentatives d’approche du médecin-chef, qu’elle soupçonne de vouloir la séduire pour percer à jour ses projets. La mer n’est pas loin, mais cet horizon prometteur de liberté n’apparaîtra qu’à la fin, non comme une possible ouverture mais comme un mur infranchissable. Reste le vent, qui balaie le visage de Nina Hoss et fouette les paysages. Un vent qui donne à ses traversées nocturnes clandestines des allures de quête mystique opaque et d’immersion fantastique, et qui bute, comme les regards ennemis omniprésents, sur un corps et un esprit en résistance. Scrutée de toute part, violée dans son intimité lors des fouilles chez elle et sur elle, Barbara, distante et presque hautaine, garde malgré tout quelque chose d’impénétrable, à la manière d’une icône hitchcockienne. Plus généralement, l’Autre – que ce soit la femme, l’amant, le vrai ou faux ami – apparaît comme un seuil infranchissable, dès lors propice à tous les fantasmes, amoureux et paranoïaques, et porteur d’un certain érotisme comme d’une véritable terreur. Cette tension du regard constitue un point de départ figé et glaçant, à partir duquel un mouvement souterrain va s’amorcer. La belle idée du film est de mêler ces perceptions déformées de la réalité, contaminées par le régime communiste, à une autre forme de regard, celui des médecins qui examinent l’intérieur du corps de leurs patients dans une toute autre optique. La coexistence de ces deux formes d’observation permet au film de déplacer progressivement et presque imperceptiblement le regard de Barbara, qui finit par revoir sa place dans ce monde qu’elle traverse comme un automate ou un fantôme. A travers de magnifiques petits détails, comme un pansement déposé sur une blessure au pied, son corps donne progressivement des signes de meurtrissure mais aussi de vie.

Comme souvent chez le cinéaste, les personnages évoluent sur un territoire hybride et vacillant – des limbes très réalistes – dont ils sont prisonniers et où ils survivent comme ils peuvent (la famille de terroristes clandestins de Contrôle d’identité). La question qui traverse ses films est celle d’une possible renaissance. Cet état de suspension, presque surnaturel, est filmé avec une troublante densité. Il y a chez Petzold un refus catégorique du flou artistique et un souci certainement éthique de rester au plus près de ses personnages sans chercher à déflorer leurs secrets. Si Barbara ne rejoint pas tout à fait les sommets atteints par Yella, en raison d’une ou deux scènes un poil démonstratives, il impressionne fortement en renouant, par le regard, avec la vie et peut-être l’amour dans un univers a priori asséché (Barbara constate qu’elle n’a plus de sentiments) et presque mort. De ce monde communiste est tiré une vision complexe et ouverte, profondément intime, jusqu’ici jamais vue au cinéma.