De Bad lieutenant, l’original, Werner Herzog ne garde même pas le squelette. Tout au plus quelques lignes : la toxicomanie d’un flic ripou, la toile de fond obsédante de paris qui dégénèrent. Plutôt qu’un remake, un autre film, donc, tout neuf, sans filiation catho – Werner n’aurait jamais vu le film de Ferrara – qui, comble du sacrilège, délaisse New York pour la Nouvelle Orléans. Dépaysement total que cette escale dans les moiteurs tropicales de la Louisiane : des crocos sortent des marécages, un serpent se love entre les barreaux d’une prison engloutie par Katrina, où un flic retord se pète le dos alors qu’il sauve un détenu des eaux. Un lumbago plus grave que prévu, puisque point de départ du film : pour accélérer la guérison, le flic triple sa posologie, vire junkie, puis pourri intégral. En parallèle, une enquête irrésumable, à la Chandler, accompagne sa décadence.

C’est surtout le tempo qui compte, vaste divagation entre complainte bluesy et trip ironique, aiguillée par les shoots de Nicolas Cage et ses picotements de dos. Un film tout en courbes, archi malin, qui opte pour le contre-pied permanent : on passe in extremis par le jardin du voisin pour coffrer un malfrat véreux (qui conduira au malfrat principal), on perd de vue un témoin clé en cinq secondes, volatilisé à Londres trois plans plus tard. Même la mise en scène, parfois, s’écarte des tables de lois du polar à la première personne, s’éloignant des basques de Nicolas Cage pour coller à l’oeil d’un alligator traversant une autoroute. Non content d’avoir trouvé une structure toute neuve, le film y gagne forcément en densité. L’espace, confiné à trois ou quatre points cardinaux de la ville (hôtel de passes, commissariat, quartier criminel, que Cage relie inlassablement dans tous les sens), s’en trouve enrichi à chaque visite. Nouvelle pièce, nouvel enjeu, le film ouvre de nouvelles brèches, les explore en direct (la recherche du témoin dans un bar-casino labyrinthique).

Il n’empêche, Herzog, plutôt pionnier dans l’âme, ne nous avait pas habitué à revenir sur ses pas. A part sans doute dans Grizzly man, le film du retour en grâce, remake d’un tout autre type (remonter les rushes d’un mort) dont Bad lieutenant peut d’ailleurs se voir comme le pendant citadin et fictionnel. Même volonté de scruter son environnement naturel et de s’y fondre, mêmes tendances morbides étouffantes, même volonté, érigée en principe, de dépasser les bornes en toute jovialité. Et surtout, même oeil-caméra pervers, entretenant avec le sujet filmé une rivalité ludique qui oscille entre franche camaraderie, voyeurisme outré (les viols) et recadrages glaçants (interrogatoire baroque de la mémé, découpé en un champ contre-champ ultra sérieux).

Et puis un moment d’anthologie : la géniale séquence des iguanes, où l’on apprend, d’un dialogue sec, que les reptiles, cadrés nets au premier plan devant Nicolas Cage, ne sont que pures hallucinations de ce dernier. Flottement gêné, les autres flics passent à autre chose, Cage fronce les sourcils, les iguanes restent là : ce plan qu’on aurait juré à la troisième personne lui appartient exclusivement. Puis Herzog envoie la musique, zoom avant toute sur l’une des bébêtes. Toute la tension du film, et plus largement la sève du cinéma d’Herzog, semble contenue dans ce regard de prédateur traqué. Grizzly man amorçait un retour au sommet de pervers Werner, Bad lieutenant le certifie en tous points : le dangereux routard des seventies est en pleine bourre.