Il y a plus d’une raison de se réjouir de la sortie ce film, qui est le deuxième d’une cinéaste grecque jusqu’ici quasi inconnue (lire notre entretien avec Athina Rachel Tsangari dans Chronic’art #73, en kiosque), fut remarqué successivement aux festivals de Venise et d’Angers, et qui est, en un mot, admirable. Plusieurs raisons mais avant tout celle-ci : il arrive à point nommé pour remettre à l’heure les pendules, un peu affolées ces temps-ci, du « cinéma pop ». Sous cette bannière où tant de films se drapent, que vend-on généralement ? Généralement : une tendance roublarde à l’ornementation, une perfusion d’air du temps administrée en musique à des films malades, malades d’être sans idées, malades de n’avoir rien à dire. Des films dont on nous garantit pourtant qu’ils sont pleins d’idées-de-cinéma, et qu’ils inventent le cinéma de demain sous prétexte qu’ils découvrent le clip d’hier. De ce point de vue, Attenberg remet deux ou trois choses en place, et ça fait un bien fou. « Pop », le film l’est bel et bien, si l’on veut, au sens où sont ici brassés, sans soucis de distinction, divers motifs prélevés dans la culture populaire (des chansons de Suicide aux documentaires animaliers de David Attenborough – c’est son nom que le titre écorche, avec l’accent grec), et parce qu’il puise son inspiration aussi bien chez Godard que chez les Monty Pythons, ou parce qu’il fait une utilisation délicate d’une B.O. impeccable (Alan Vega, Daniel Johnston, Françoise Hardy), enfin parce que, ici comme ailleurs (au hasard : La Guerre est déclarée), il s’agit de conjurer la mort en chansons et en danses.

En quoi le film fait-il la différence ? Le décrire n’aide pas tellement à lui rendre justice, parce que cela implique de redessiner une frontière qui n’y est pas, entre le récit et les « idées », entre ce que le film raconte et les moyens inattendus qu’il trouve pour le mettre en scène. Ce qu’il raconte : dans une morne ville industrielle de bord de mer, Marina a la vingtaine et rumine sa mélancolie aux côtés d’un père mourant qui maudit le vingtième siècle tout entier, tandis qu’elle-même s’initie difficilement au sexe et à la société des hommes qui ne lui inspire que crainte et circonspection, et qu’au loin les bateaux passent, indifférents. Les idées : inspirés par les documentaires animaliers qu’ils se passent en boucle, les personnages font les singes, font les chiens, s’aboient dessus, se tournent autour en se frappant vigoureusement la poitrine ; ailleurs, offrant au film une déroutante ponctuation, Marina et son amie Bella exécutent dans les rues vides de la ville des danses muettes et symétriques, chorégraphies idiotes renvoyant à John Cleese et au « Ministry of silly walks » ; ailleurs encore, quand le père à l’hôpital rend son dernier souffle, Marina s’ébroue sur « Be Bop Kid », secouant son deuil dans une transe énergique, exorcisant la mort par la gymnastique.

La beauté du film tient – outre son sens du cadre éblouissant – au circuit extrêmement précis qu’il établit entre toutes ces petites marottes, jamais déposées là par hasard, jamais décoratives. Chaque lubie de ses personnages autistes est ainsi, immédiatement, reversée du côté de la mise en scène, saisie comme une hypothèse figurative. Dans le documentaire animalier, il trouve par exemple un programme assez audacieux qui tient du pur répertoire de gestes et de postures et lui fait regarder ses personnages sous l’angle incongru de ce qu’on appellera, faut de mieux, une zoologie des sentiments. Dans les aboiements d’Alan Vega, pour qui Marina nourrit une identique passion, une manière de se confronter à l’émotion pure en feignant d’abord de la contourner par l’ironie ou la distance critique – I surrender, chanson sublime, est bien l’hymne du film de ce point de vue. Tous les petits dispositifs, à la fois glacés et aériens, par lesquels chemine Attenberg, sont autant de subtils détours par lesquels transitent des affects au fond très simples, mais comme rénovés par les circuits ludiques et paradoxaux où le film les entrainent, régénérés par la collection de jeux, de rituels, auxquels s’abandonnent les personnages sans se départir jamais de leur raideur. Raffinement d’un film qui s’emploie à danser sous les bombes (la mort qui arrive, les affres de l’âge adulte, le sexe qui complique tout – tous états d’âme rebattus à longueur d’années par l’Internationale du cinéma naturaliste) avec l’élégance suprême de ne jamais sourire.

Cette légèreté grave, cette élégance raide, ne sont pas tout à fait neuves. Attenberg appartient en quelque sorte à une lignée de films récents et enthousiasmants (des films post-Lettre du cinéma comme Mods ou Cap nord à ceux des portugais Miguel Gomes – La Gueule que tu mérites – ou João Nicolau – L’Epée et la rose) qui conjuraient des affres proches avec le même goût pour les jeux et les rituels, et donc, avec la même confiance absolue dans la mise en scène. Confiance rare et précieuse, fil rouge tendu dans la nuit qu’il faut continuer à suivre, maintenant comme jamais.