C’est sur un mythe fondateur que s’ouvre At Berkeley : la plus prestigieuse université publique des Etats-Unis devrait sa création à deux piliers de bar qui, bourrés, en auraient conçu le projet entre deux verres. Si l’anecdote est fausse, elle est d’abord révélatrice des origines démocratiques de Berkeley, qui, au contraire des grandes universités privées n’a pas été fondée par une petite élite puritaine. Révélatrice aussi de ce qui sera au cœur du documentaire de Wiseman, hantant le présent de son corps enseignant comme de ses étudiants : la mythologie Berkeley et son intarissable commentaire.

Wiseman a filmé pendant douze semaines, retenant 4 heures sur 250 heures de rushes, saisissant Berkeley dans un contexte de crise où les aides publiques ne cessent de diminuer, tandis qu’on s’y efforce de continuer à alléger les frais de scolarité des étudiants les plus démunis. Ce que donne à voir Wiseman, c’est ce souci sans cesse relancé d’une université tiraillée entre son présent, par essence imparfait, et son idéal démocratique qui coïncide avec un âge d’or où l’université était gratuite, et où se succédaient les mouvements militants d’envergure. Les étudiants comme le personnel en sont conscients, et ne cessent de commenter l’excellence de leur université à l’avenir sans cesse fragilisé. De cette surabondance de commentaires sur Berkeley, se dégage l’idée très belle que ce que l’idéal a de frustrant, c’est qu’on n’est jamais sûr d’être en train de le vivre, qu’il nous glisse entre les doigts, et qu’il faut alors le commenter, le mettre en mouvement pour avoir une chance de le palper, de le vivre au présent. D’où la durée du film (4h04) amplement justifiée lorsque l’on comprend que Wiseman filme un équilibre impossible, un idéal qui est comme une image manquante, à la fois partout et nulle part, au cœur d’un cours ou d’une réunion et en même temps non réductible à eux, quelque part entre deux images que colmate le discours.
Tel un étudiant, Wiseman se promène, capte des réunions administratives, des cours, des manifestations, des conférences de personnalités universitaires, des discussions entre étudiants. Malgré la grande diversité de la matière filmée, se dégage une profonde unité, qui tient non pas tant au contenu des discours qu’à cette passion américaine pour l’oralité, la rhétorique et la conversation – entendre ici, une passion qui vire à la complaisance, voire à l’addiction, et parfois pour le spectateur, à l’ennui. Et il fallait que le film ait cette durée monstrueuse pour que la parole puisse paraître excessive – mais d’un excès joyeux et démocratique, façon Mr Smith au Sénat. Comme si At Berkeley enflait constamment sous le poids de ces innombrables voix, de cette dégoulinante liberté de parole où le moindre cours de biologie vire à la réunion de coaching ou de développement personnel, rappelant les mini-conférences sur le site Ted.com où un self-made-man prodigue davantage des règles de management et de confiance en soi qu’un véritable contenu.

Pour comprendre cette inflation de la parole, il faut peut-être remonter, justement, au lourd passé de Berkeley, à cette tension entre l’âge d’or et le présent soucieux d’y être fidèle. At Berkeley montre comment, à force de rester trop littéralement fidèle aux idéaux du passé, ceux-ci, dans leur actualisation, se sont pervertis, affadis : le Free Speech Movement des années 60 a abouti à une forme d’incontinence de l’expression, impliquant l’égalité mathématique de toutes les paroles. Wiseman le montre très bien, et il faut pour cela mettre en regard deux scènes. La première est un discours prononcé au Free Speech Movement Café situé au cœur du campus. Un vieux militant développe un très beau discours sur l’ignorance de l’histoire chez les jeunes générations, aboutissant parfois à une sorte de vision caricaturée des grands événements. Bien plus tard, au cours d’une manifestation revendiquant la gratuité de l’enseignement, les jeunes manifestants passent le gros de leur temps à égrainer la longue tradition militante de Berkeley, comme pour justifier leur mobilisation. On se rend compte alors que c’est davantage une surconscience de l’histoire, légèrement fantasmée, qui hante les actuels étudiants. En coulisse, l’administration suit calmement le cours des événements, rédigeant un communiqué de soutien aux manifestants. Tout se passe sans heurts et rien ne sera obtenu. Le lendemain, lorsque le très beau personnage du Chancelier discute des manifestations de la veille, il s’exclame avec bienveillance que les étudiants s’y prennent mal, revendiquent mille choses à la fois et désirent en plus l’immunité, alors qu’à son époque on ne revendiquait qu’une seule chose à la fois (Droits civiques, Guerre du Viêtnam) en prenant le risque de perdre son job. Plus tard, un étudiant reprochera la même chose aux manifestants.

La scène est très belle, et en même temps très triste puisqu’elle témoigne de cet usage impossible du passé, d’une impossible prise sur lui, comme s’il nous laissait plus d’autant plus démuni qu’il est glorieux. Là encore l’idéal n’existe que dans le mouvement du discours, dans le frisson de la rhétorique. À cette aune, la vision holiste de Wiseman, sa façon de donner une image du macrocosme par le microcosme, n’a jamais été aussi efficace, puisque le discours des étudiants de Berkeley coïncide évidemment avec l’idée qu’ils se font de l’Amérique. Mais si toute parcelle d’Amérique est toujours un commentaire sur l’Amérique, Wiseman va plus loin, révélant l’idée que l’Amérique, au fond, n’a pas d’autre visage que celui de ces innombrables commentaires.