On imagine aisément la pression qui devait s’exercer sur les épaules d’Atom Egoyan : étant l’un des plus célèbres représentants de la diaspora arménienne, il s’est convaincu que la responsabilité d’un film (« le » film) sur le génocide arménien devait lui incomber. Le génocide arménien c’est, rappelons-le, un million de morts en 1915. Une tragédie rendue encore plus douloureuse par le négationnisme du gouvernement turc, qui nie les faits et brise la communauté des survivants dont le deuil n’est que plus problématique (comment pleurer des morts qui n’existent pas selon l’oppresseur ?). Avec Ararat, Atom Egoyan s’est d’emblée écarté de la voie forcément insatisfaisante de la « reconstitution » (le Mayrig d’Henri Verneuil), pour s’affairer autour de la question autrement plus délicate de la mémoire.

Ararat raconte moins le génocide que la manière dont cette histoire travaille à sa propre perpétuation, et entre en résonance avec la vie de quelques personnages d’aujourd’hui. D’où la mosaïque de caractères qui peuple le film, allant d’un cinéaste vieillissant (Aznavour) à une spécialiste du peintre Arshile Gorky (Arsinée Khanjian -lire notre entretien), en passant par le fils de celle-ci, né de son union avec un activiste arménien, lequel -pour ceux qui suivent encore- est amoureux de la fille du deuxième mari de sa mère. Tous se débattent avec cette histoire qui, pour reprendre une expression en vogue, « ne passe pas ». Les atermoiements des personnages, bariolés d’angoisses identitaires, prennent de la place dans Ararat. Trop de place, toute la place. Egoyan feint de problématiser à outrance, jusqu’au ressassement pur et simple, tout ce qui, de fait, mérite réflexion : la transmission de la mémoire, le face-à-face de l’art et de la mort, la survie, etc. En fait, il y a au cœur du film une tentative d’échapper à tout questionnement par un surplus d’interrogations nourries de bonne conscience, une fuite par le trop-plein. Cela conduit Egoyan là où, justement, il ne devait pas aller : refus de prendre cette histoire à bras le corps, de l’énoncer, et nihilisme cinématographique dont témoigne le film dans le film : atroce amoncellement de carton pâte, de lumières léchant les cadavres, d’ambiances extirpées de La Clinique de la Forêt Noire.

Egoyan semble naïvement en colère contre le cinéma -qui de toutes façons est incapable de dire le vrai, comme si la question se posait si simplement- sans même oser l’affronter, comme un écolier donnant un coup de pied dans son cartable. Ce trépignement trahit la faiblesse et du film et du cinéaste : l’un et l’autre, plutôt que de faire corps dans l’image, se repoussent et se rejettent dans d’obscurs déhanchements ressassés. La fameuse phrase de Duras -« tu n’as rien vu à Hiroshima, rien »-, mal digérée, accouche d’un lourd pensum passif et poussif. Pour « le » film sur le génocide arménien, il faudra attendre.