Aïe n’est pas un cri mais un prénom : celui de l’héroïne du nouveau film de Sophie Fillières (Grande petite, 1993), qui va séduire André Dussollier. Pour le comédien, il s’agit d’une seconde plongée (peu de temps après un rôle marquant dans Scènes de crime de Frédéric Schoendoerffer) au cœur du jeune cinéma d’auteur français. Comme Bernard Giraudeau chez François Ozon (Gouttes d’eau sur pierres brûlantes), l’acteur a l’heureuse idée de profiter de ces escapades pour se défaire d’un personnage cinématographique standard, devenu une sorte d’alter ego. L’occasion de nous offrir un visage moins lisse que celui du fringant quadragénaire habitué des élégantes brasseries parisiennes si chères à Claude Sautet. Flic gras et désabusé dans Scènes de crime, il devient devant la caméra de Sophie Fillières Robert, un loufoque quinquagénaire qui traverse une mauvaise passe. Toujours amoureux de son ex, récemment mariée et mère d’un bébé, il rencontre un jour une femme qui lui fait une singulière proposition : tomber amoureuse de lui. Cette gageure agit comme le point de départ d’une savoureuse variation sur les jeux de l’amour entre deux personnes aussi inhibées et psychotiques l’une que l’autre.

Si Aïe débute comme une sympathique comédie sentimentale, la cinéaste abandonne bien vite ces sentiers balisés pour emprunter des voies décalées qui souvent mettent à mal le spectateur. Elle refuse de jouer une partition monocorde et rassurante ; son film flirte simultanément avec l’humour et la mélancolie au point de rendre ces deux sentiments désagréablement indissociables. L’ambivalence des situations contamine également la mise en scène, d’une sobriété visuelle qui fait la part belle aux dialogues. A la limite de l’absurde, ceux-ci fonctionnent en grande partie grâce au talent d’interprètes issus d’un casting fort habile. Aux côtés d’André Dussollier, au jeu délicat, et d’Emmanuelle Devos, qui tire une profondeur mystérieuse d’un personnage pourtant secondaire, la sœur de la réalisatrice, Hélène Fillières, incarne une jeune fille aux allures franches et insolites, lointaine cousine de Valentina Cervi dans Rien sur Robert de Pascal Bonitzer (un film qui, en plus de partager le prénom de leur héros, entretient d’intéressantes relations avec Aïe).

Essentiellement fondé sur la parole, le film de Sophie Fillières confirme le pouvoir de persuasion que détiennent les acteurs, capables de nous faire adhérer à n’importe quelle histoire du moment qu’elle est bien énoncée. Il fallait donc la grâce tragicomique des trois comédiens principaux pour donner corps au récit légèrement délirant de la cinéaste.