En 2015, Anaïs Demoustier fout le bordel dans les couples. Chez Mouret (Caprice, sortie en avril) comme chez Bonnell, on la retrouve en petite souris glissée au milieu d’un bonheur conjugal, entraînant les amoureux dans d’éprouvantes acrobaties sentimentales. Mais chez l’un comme chez l’autre, ces cœurs qui balancent ont d’emblée quelque chose de douloureux : à la chorégraphie amoureuse, les films préfèrent finalement un horizon romantique, qui ne cesse de lutter pour s’imposer et abréger la danse imposée.

Charlotte (Sophie Verbeeck) et Micha (Félix Moati) ont fraîchement installé leur nid dans une maison près de Lille. Chacun trompe l’autre avec la même fille : Mélodie, la meilleure amie de Charlotte, jeune avocate surmenée qui occupe ses pauses déjeuner à courir embrasser l’une ou envoyer un sms à l’autre. Ce synopsis, volontiers vaudevillesque, donne d’abord l’impression peu rassurante qu’il va surfer sur un sujet à la mode (les « nouvelles manières d’aimer », le « trouple »), avant de révéler que cette opportunisme est une fausse piste. C’est que A trois on y va envisage en fait de manière très classique le motif du triangle amoureux : un des trois termes est de trop.

On sent d’abord tout le plaisir de Bonnell à orchestrer cette première partie construite autour de collisions d’emplois du temps, de fuites par la fenêtre et de petite culotte égarée. Tout ici est porté par l’irrépressible goût du jeu qui anime les personnages, vécu comme à l’ombre de quelque chose de plus sérieux – un âge adulte défini par les métiers de chacun, sur lesquels Bonnell insiste beaucoup. Demoustier y est moins amante que partenaire de jeu, emportant tout le monde dans sa course.

Parfois, cette course s’arrête pour s’enrouler autour d’un plan voué à résumer à lui seul un enjeu du film : on dirait une grande partie d’ 1,2, 3 soleil. L’un de ces plans, très beau, voit Micha et Mélodie faire en parallèle, et sans se voir, de grands signes muets à Charlotte pour lui permettre de fuir sans croiser l’autre : dans ce champ-contrechamp limpide, c’est l’idée du terme en trop qui se matérialise idéalement. Plus tard, quand le pot aux roses du double adultère est enfin dévoilé, Bonnell contourne la crise attendue pour filmer un simple échange de regards éloquents. Les trois désirs, sans en passer par des explications, s’emboîtent naturellement : toute l’attente de la résolution n’aura été que l’attente d’une rencontre à trois, et cette première partie de cache-cache ne mettait en scène, au fond, que des rendez-vous manqués. Là encore, tout se cristallise en un plan : Demoustier s’immisce dans l’étreinte du couple et embrasse Mélodie par dessus l’épaule de Micha, faisant naître une étreinte à trois dont aucun n’est exclu (et rappelant au passage une belle sculpture de Wang Du longtemps exposée à Pompidou, « The Kiss »). Bonnell tient dans ce plan le climax de son film, l’idéale combinaison de son Rubik’s Cube amoureux.

À partie de cette résolution (les trois cœurs qui se connectent naturellement sur un même flux), laquelle est en fait provisoire, le film donne l’impression de ne se prolonger que théoriquement, un peu embarrassé de lui-même. L’écriture de Bonnell, jusqu’ici fluide et transparente, se fait hésitante et consciente d’elle-même, comme tiraillée par un dilemme. Parce que le cœur du film balance entre deux issues, et que Bonnell donne l’impression de les accumuler au lieu de vraiment choisir : d’un côté, le prolongement un peu gaga de cet état de grâce (résumé dans l’image des trois héros courant le long de la plage) ; de l’autre un revirement que rien n’annonçait vraiment. Cette conclusion imprévue a presque un air de sabotage scénaristique quasi-masochiste, comme si Bonnell pressentait que son film perdait de sa puissance à être si clairement résolu, à ne plus trouver devant lui aucun obstacle. Et en même temps, ce pressentiment est intimement lié au romantisme douloureux du film, qui était peut-être au fond le signe avant-coureur de ce sursaut final : chacun leur tour, les trois héros ne cessent de faire des déclarations d’amour. Moins dictée par l’exaltation des corps que par la haute idée (une idée trop haute pour elle) que Mélodie se fait de l’amour, cette conclusion finit de faire d’A trois on y va, un film au romantisme délicatement conservateur, en forme de grande preuve d’amour, résolument irréductible à l’esprit du temps.