Appartenant principalement au genre documentaire, le cinéma de Claire Simon a jusqu’ici marqué par l’audace et l’originalité de sa démarche, son rapport au réel se construisant souvent selon un principe de torsion des énoncés, à partir d’un regard sans jugement, la cinéaste se proposant de découvrir, derrière les blocs de réalité, les tréteaux de la scène sociale, l’habillage du réel, s’efforçant à chaque fois de trouver -selon une des meilleures définitions du documentaire- la mise en scène d’une mise en scène. Ses films les plus réussis partent ainsi d’une observation rigoureuse de ce qui est pour révéler ce que nous ne voyons pas. Dans le magnifique Récréations, Claire Simon filmait les jeux des petits dans une cour d’école maternelle. Or, ce spectacle qui, en principe, n’est interdit à personne et qui est censé procurer aux spectateurs la jouissance nostalgique d’une innocence perdue, devenait, sous le regard de la cinéaste, le tableau d’une cruauté infinie, vérité de l’enfance, connue mais passée sous silence, vérité pas bonne à dire. Ce qui était passionnant dans ce film, c’était à quel point les enfants développaient, dans leur jeu, une passion de la mise en scène, dont on sentait qu’elle perdurerait une fois la cinéaste partie.

Le dernier film de Claire Simon est encore un pari risqué : la cinéaste s’y propose de suivre, pendant les vacances d’été, la relation sentimentale entre sa jeune fille de 15 ans, Manon, et son fiancé Grégory à peine plus âgé. Formulée ainsi, on voit ce que le projet a d’audacieux, d’ improbable presque : comment une mère peut-elle filmer ce que sa fille adolescente a de plus précieux, ce que, par ailleurs, le cinéma (de fiction) a bien souvent présenté comme l’enjeu d’un conflit entre enfants et parents ? Qu’en sera-t-il du fameux point de vue documentaire ? Quel oeil visera les tourtereaux ? L’oeil protecteur de la mère jalouse ? L’oeil intéressé de la mère curieuse ? L’oeil voyeur de l’adulte psychologue (les parents psy, anti-héros malheureux du récent Loft story) ? A moins que tous ces regards fusionnent dans l’oeilleton pro de la mère-cinéaste. L’enjeu du film et son intérêt résident évidemment dans le passage entre l’un et l’autre de ces points de vue, le projet initial portant en lui-même la nécessaire instabilité des conditions de tournage, préparant d’avance l’indécision du rapport filmeur-filmé. C’est que, dans cette affaire, Claire Simon est juge et partie. Apparemment contre son gré de cinéaste qui fait beaucoup pour s’absenter du corps du film, ne s’autorisant qu’une discrète voix questionneuse -mais c’est la voix bien connue des mères envahissantes qui disent sans cesse rester à leur place !- elle est le personnage le plus voyant de cette romance (sous-titre du film) : portrait d’amoureux mais surtout portrait amoureux. Peut-être trop. C’est la limite et le principal défaut du film : mesurer moins la distance kilométrique entre sa fille et son fiancé que celle qui, sur le mode de la fascination plus que celui de la réflexion, la confronte à la maturité adolescente de Manon en même temps qu’aux charmes de Grégory, bloc d’affects, garçon à cent à l’heure qui met toutes les pendules à la sienne sans s’occuper des horlogers.

Ces charmes de Grégory qui sont la matière première du film, Claire Simon les capte mais elle semble mal les saisir ; elle les juge même souvent, en dépit -ou plutôt à cause- de plans voulus neutres mais qui révèlent plutôt ce qu’on appelait autrefois une idéologie, qu’on définirait ici comme un regard extérieur qui ne comprend pas son sujet (ici un jeune homme), qui passe à côté de lui, par trop de désir d’en faire un personnage, de vouloir s’intéresser à lui. C’est un peu le syndrome Rosetta : votre différence m’intéresse. Le problème est que la deuxième partie du compliment prend finalement plus d’importance que la première : on voit bien ce que le film a d’intéressé, pas trop ce qu’il a d’intéressant. Car enfin, les activités de Grégory n’ont rien de passionnantes : cet effort obligé dans la boulangerie de son père, cette passion pour les mobs ou la chasse, tout cela est très naturel. Pourquoi faire tout un plat de cet ordinaire-là ? Beaucoup plus que sa fille qui questionne peu l’écart abyssal qui pourrait l’éloigner de Grégory selon des oppositions connues et très franchissables : Paris/province ; ville/campagne ; culture/nature ; job d’été/vacance, la cinéaste voudrait comprendre. Son film-symptôme montre qu’elle n’y parvient pas. L’amour de Manon et Grégory a des raisons que Claire Simon ignore.