Fin novembre, l’Occident s’arrête traditionnellement en Loire-Atlantique, pour que commencent l’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine. Vaste, très vaste entreprise de la part du festival nantais, toujours confronté à un problème de taille : comment représenter à parts égales des contrées dont les industries respectives, et donc les productions filmiques, différent aussi radicalement ? Tandis que la Chine et l’Asie du Sud-Est se montrent toujours prolifiques (la compétition en a témoigné), l’Inde reste relativement peu représentée en festival, en dépit de réels soubresauts para-bollywoodiens dont l’édition 2016 s’est efforcée de rendre compte. D’une manière plus globale, cette dernière semble avoir misé moins sur l’exclusivité que sur des films passés discrètement par le circuit festivalier sans vraiment trouver leur public, voire sur des objets oubliés, prisonniers de la complexe tuyauterie des copyrights internationaux depuis plusieurs décennies – ainsi de la rétro de Li Han-hsiang, maître encore trop méconnu des non-spécialistes du patrimoine hongkongais : notamment, l’inclassable chassé-croisé érotique et burlesque de Legends of Lust (1972) fut l’occasion de découvrir la face B foutraque du catalogue Shaw Brothers.

A Touch of Chine

Mais ce sont les paysages contemporains de la Chine et de l’Asie du Sud-Est qui ont majoritairement occupé la sélection officielle. Horizons accidentés, mornes plaines en jachère éternelle, campagnes arborescentes mais languides : on connaît bien cette imagerie de rigueur  dans tout festival international où les indés d’Extrême-Orient se taillent la part du lion. Si les films choisis ne sont pas nombreux à la bousculer, certains inventent toutefois une manière neuve de l’habiter. C’est – partiellement – le cas du Bitter Money de Wang Bing, lancé sur les traces de deux jeunes filles en route vers Huzhou, supposé El Dorado où la jungle industrielle les attend la gueule ouverte pour les broyer. L’odyssée a donc quelque chose de très programmatique (des précédents Bing à Jia Zhang-ke, on a vu plus d’un martyr chinois se faire avaler par sa patrie vorace), mais le documentariste semble ici moins s’accrocher à une idée, une dénonciation préétablies qu’aux impondérables et aux cahots qui font la dureté mais aussi la beauté d’une telle trajectoire. Dommage que cette foi dans l’imprévu soit aussi sa limite : quand une matière, un récit s’offre à lui presque clé en main (Fengming, Alone), Wang Bing semble s’épanouir davantage que lorsque la part picaresque et évolutive de son projet le force à improviser les contours de sa « narration ». D’une toute autre manière, Old Stone du Sino-Canadien Johnny Ma s’engouffrait lui aussi dans le portrait pessimiste d’une Chine déshumanisante : un chauffeur de taxi renverse un motard, dont il va tenter d’assurer la survie en allant contre un système hostile, grippé, poussant le peuple vers des précipices de cruauté qui feront d’ailleurs basculer le film, un peu laborieusement, vers une forme d’épouvante fataliste évoquant presque une réponse chinoise à Gaspar Noé.

Carnet de routier

Reste que c’est à un Japonais que l’on doit le plus beau carnet de voyage panasiatique de la programmation : après Saudade, Katsuya Tomita radiographie à nouveau, dans Bangkok Nights, des zones clivées culturellement et linguistiquement. À commencer par Bangkok, filmée comme un compromis exsangue entre Babel et Las Vegas, où des jouisseurs japonais s’abandonnent aux excès consuméristes et libidinaux. Tout comme Saudade s’attardait sur les clashs entre rappeurs nippons et brésiliens, voilà que les peuples s’entrechoquent une nouvelle fois : devant l’incommunicabilité affligeant les communautés thaïlandaise et japonaise, Tomita dessine autour d’elle une harmonie implicite. Il s’autorise ainsi des sauts de puce impromptus d’un personnage à l’autre – ce qui l’extirpe du centre névralgique de la ville vers les campagnes, et jusqu’au Laos -, tissant des liens invisibles entre chaque parti, tout en donnant l’impression que le récit finit par s’auto-alimenter et pérégriner de manière indépendante, l’auteur cessant de le piloter activement (pilotage, c’est le mot : Tomita, ancien camionneur, hérite de son premier métier une aisance dans le nomadisme qui faisait déjà le sel de son précédent film).

Rêves diurnes, fugues nocturnes

L’Amérique du Sud s’impose elle aussi, fédérée par un élan panthéiste et contemplatif : l’argentin El Limonero Real (Gustavo Fontan) et le bolivien Viejo Calavera (Kiro Russo) partagent une appétence pour les récits ombrageux, les familles hantées par la mort, et l’errance doucereuse dans des environnements ensorcelés. Tandis que le fleuve d’El Limonero Real rythme le quotidien d’un mari et d’une femme qui, en s’oubliant dans le décor enluminé, cherchent à alléger le poids d’un deuil insupportable, c’est la nuit qui constitue un refuge pour Viejo Calavera où, à l’inverse, un jeune garçon se retrouve orphelin ; livré à lui-même dans la mine et dans les ruelles sombres des faubourgs où l’accueille sa grand-mère, il fait corps avec les ténèbres et en profite pour entrevoir d’odieuses vérités sur la mort de son père. Du fleuve argentin à la nuit bolivienne, c’est la nature, ses phénomènes, ses bruissements, qui permet aux intrigues de se déployer mais surtout aux personnages de se retirer dans une dimension abstraite d’où ils s’entretiennent plus facilement avec la mort.

Cosmogonies

Moins contemplatif, mais plus cosmogonique : c’est ainsi qu’on pourrait qualifier le meilleur de l’arrivage indien de cette année. De Ship of Theseus à Psycho Raman, l’approche diffère radicalement mais les idées sur l’unicité des êtres voisinent volontiers. On est donc à la fois très proche d’un héritage spirituel local et loin, très loin de toute convention bollywoodienne. C’est d’ailleurs le constat à tirer de l’ample défrichage réalisé par le festival : une génération d’auteurs aux yeux exercés par d’autres canaux que ceux de la distribution indienne est en train de se faire jour, qui témoigne d’une maîtrise très sûre de codes complètement étrangers aux comédies musicales consommées là-bas – comme si le spectre d’Hollywood avait toujours hanté la cinéphilie locale. Ship of Theseus entrelace trois destins liés par la nécessité d’une greffe d’organes et par la ville de Bombay, brasier tumultueux dont ressortira en fin de compte la meilleur part de l’humanité et la preuve que celle-ci s’inscrit dans une sorte de grand Tout cosmique un peu bringuebalant mais qui, reconnaissons-le, a quelque chose de touchant (on ne s’étonnera pas que le film soit finalement distribué là-bas par Disney India). À l’autre bout du spectre, Anurag Kashyap ne fait que se bonifier après son diptyque Gangs of Wasseypur (également montrés). Son Psycho Raman s’invente lui aussi une histoire d’individus éloignés soumis aux étranges lois de l’attraction, mais en plongeant dans le polar volontiers clichetonneux, voire bouffon : un bad guy ultra-violent (et proprement terrifiant) et un superflic roi de la frime (et génialement grotesque) se traquent à travers Bombay. Mais c’est moins le flic à Ray-Ban qui cherche à retrouver le tueur, que l’inverse : pour une raison dépassant le simple entendement humain, le psychopathe cherche à attirer le flic dans ses filets pour lui démontrer que tous deux ne sont que l’envers et l’endroit d’une même personne, d’un même assassin sous couvert. Leçon métaphysique balourde que le film peut s’autoriser, ayant fait sauter toutes les soupapes de crédibilité et assumant de se déployer dans une logique de cauchemar rococo où tous les coups de théâtre grand-guignolesque sont permis, et où les codes du film noir embrassent un vision authentiquement braque du fantastique. Les conventions les plus rebattues d’un genre familier se voient donc rafraichies par des regards neufs, mi-fascinés mi-goguenards : c’est peut-être là, au fond, la beauté des ces parcours cinéphiles établis à la fois si loin d’Hollywood et en plein dans le fantasme de celui-ci.