Tout le monde en parle : 24 heures chrono serait la série du moment. Bien loin de nous l’idée de contredire cette affirmation tant cette série feuilletonante réinvestit des modalités classiques de récit (versant cinéma : l’ampleur des fictions telles que Naissance d’une nation de Griffith) et lui inflige un ensemble de mutations (versant télévision : le reportage en direct, le découpage en épisodes, le split-screen comme véritable pixelisation) qui dynamite la fiction traditionnelle, électrisant ainsi une audience qui, en France comme ailleurs, devient vite dépendante. La sortie en DVD (assez pauvre en bonus intéressants mais la série est tellement foisonnante qu’elle se suffit à elle-même) risque de faire des ravages (allez-vous résister à regarder la série 24 heures d’affilée ?). Mais de quoi s’agit-il ? Jack Bauer (l’impeccable Kiefer Sutherland), agent d’une cellule antiterroriste doit contrer des personnes mal intentionnées qui projettent ni plus ni moins d’assassiner le premier président noir à l’élection présidentielle. Pendant ce temps, sa fille se fait enlever… ne cherchez pas, vous ne trouverez pas le fin mot de l’histoire : les personnages se succèdent dans un enchaînement rocambolesque d’actions paroxystiques. Bienvenue dans l’antre de la folie.

Au fond, 24 heures chrono met à nue la logique paranoïaque de tout journal télévisé, où l’accumulation de mauvaises nouvelles, au delà même du sensationnalisme, est une façon d’aller contre le néant : je « news-catastrophe » donc j’existe, pourraient dire les journalistes. Ce nouveau paradigme, cette logique suicidaire est à la fois ce qui maintient en vie des personnages incroyablement masochistes (pince moi, fais-moi mal pour bien me faire sentir que je ne rêve pas) et ce qui donne au monde cette allure de cataclysme permanent, sans cesse au bord d’un gouffre d’intranquillité et d’effroi. D’où aussi cette sorte d’histrionisme délirant, d’indescriptible fébrilité dont font preuve les comédiens de ce thriller olympique, sans cesse sur la ligne de crête séparant le sérieux du pastiche, comme pour se prouver qu’ils sont toujours en vie. Le fantasme du direct ici, c’est être en prise 24h/24 avec les convulsions de l’Amérique, désormais inapte au sommeil car menacée de toute part.

On pourrait vite en déduire alors, que 24 heures chrono n’est qu’un avatar de ces fictions anti-rouges qui firent florès dans les années 50 où martiens et aliens en tout genre figuraient en des termes à peine voilés une possible invasion communiste. Rien ne serait plus trompeur que de voir ici une fiction bipolaire (gentils américains vs méchants étrangers), les auteurs de la série eux-mêmes y voyant plutôt une résurgence des films politiques des années 70. Car les enjeux, ici, sont plus complexes et, surtout, se sont répandus en toute chose. Chaque personnage y est possiblement réversible, menaçant de trahir ou de dévoiler sa face sombre, chaque parcelle de société pouvant être la proie d’un doute, d’une meurtrissure ou d’une tare. L’ennemi est à la fois in et out, microscopique ou macroscopique, étranger aussi bien que parent, rouage que gigantesque machinerie. Il n’est plus si aisément identifiable, assignable, localisable ; vif argent polymorphe, il s’incarne en d’innombrables facettes.

La matière méandreuse du feuilleton, par excellence multiple (toujours plus de personnages, d’actions, de points de vue), sied parfaitement à cette ère du soupçon où chaque chose recèle son contraire, risque de se dédoubler, se tripler, partir en vrille dans une infinité de directions. Autant de potentialité auxquelles le « temps réel » participe, puisque que nous sommes dans l’incapacité de prendre une quelconque avance sur les personnages à qui nous sommes littéralement vissés (alors, tout est possible), sans le moindre recul (ou presque) sur les actions se déroulant sous nos yeux hallucinés, incapables de prédire ou de prévenir en pensée ceux auxquels on s’identifie. Sur un mode excessif, 24 heures chrono ne fait rien d’autre qu’épouser le mouvement de la vie : une vie théâtralisée bien sûr, folle, délirante mais qui serait entièrement fondée sur une pulsion de survie poussée à un haut degré d’incandescence. Les fantasmes morbides ne sont là que pour nous pousser à exister davantage, telle pourrait être la leçon de cette enthousiasmante entreprise.