En 1973 , Touki Bouki propulsait d’un coup le cinéma africain dans la nouvelle vague mondiale. Dans ce qui était son premier long-métrage, Djibril Diop Mambéty filmait un couple de jeunes Sénégalais  comme des héros du Nouvel Hollywood. Entre nouveau naturel et silhouettes iconiques, Mory et Anta, le cow-boy et l’étudiante rêvant d’exil à Paris, traversaient le film sur une moto couronnée de deux cornes, avec un glamour égal aux Bonnie and Clyde d’Arthur Penn. Plus besoin d’imaginer Hollywood, tout était là, déposé sur un carré de terre poussiéreuse : le troupeau de buffles, l’ouest sauvage, la ville anarchique, le grand burlesque et l’antique mélancolie, les fables de l’amour et les horizons mythiques. Aux yeux des cinéphiles attentifs, une messe avait été dite : l’Afrique noire valait bien l’Amérique.

Et puis Djibril Diop Mambéty est mort, un peu trop jeune pour l’époque, auteur d’un seul autre long et d’une poignée de courts, comme si ce coup d’éclat inaugural avait brûlé son énergie dans des flammes trop ardentes. Comme si, d’avoir très vite déplacé les continents cinématographiques, ses épaules avaient ensuite plié sous le carcan des habituelles contraintes de production, faisant de lui un réalisateur empêché, puis disparu, au risque d’un injuste oubli.

Quarante ans plus tard, la nièce du réalisateur, Mati Diop, revient sur les lieux du tournage et allume à son tour une caméra. Pour enregistrer quoi ? Pas vraiment un hommage, et c’est heureux, mais simplement une reprise. Touki Bouki renaît ainsi, le temps d’une projection en plein air, sous le regard de Magaye Niang, l’acteur qui interprétait Mory. Expérience immédiatement joyeuse que de retrouver l’homme, les cheveux blanchis, les traits un peu affaissés, mais toujours avec cette grande gueule de cow-boy traînant sa malice dans les rues de Dakar. C’est que pour certains le temps passe sur les bords, mais jamais dans le cœur. Et c’est bien ce cœur que le film de Mati Diop se plaît à ouvrir, dans une absolue douceur, en dépliant les ailes de la fiction sur le corps du documentaire.

Car si cette reprise se veut unique, attachée au rituel d’une projection, elle n’en résonne pas moins de toute la richesse de sa polysémie. La reprise, c’est à la fois la cover du film, comme celle d’une chanson, mais aussi le rapiècement d’une étoffe déchirée, et enfin cette manière kierkegaardienne de revivre un événement pour y transcender ses propres ratages.

Cover, d’abordquand le film arpente le sentier emprunté par Touki Bouki quarante ans auparavant. En s’ouvrant sur Magaye qui mène son troupeau de bêtes à l’abattoir, il rejoue d’emblée une scène du film aîné pour retrouver l’éclat vif de sa palette de couleurs.  Le film de l’oncle revient ici comme le fantôme obsédant et joyeux de celui de la nièce. 1000 soleils est une invocation en plein air, par laquelle se lèvent les images dédoublées d’un film ancien : d’avoir tué les mêmes bêtes, il fait surgir les mêmes cornes, que Magaye déclare pourtant avoir jetées. Et, par ce jeu de translation symbolique, les cornes appellent une moto, et la moto, la silhouette de Mory, confrontant l’acteur à son reflet de fiction.

C’est que, on le comprend vite, rien n’a changé pour Magaye. Il est toujours ce fantasque péon, déambulant dans les mêmes rues de Dakar pour avoir refusé l’exil, comme le personnage qu’il interprétait. Le film devient alors la peinture d’une étrange malédiction née avec sa première incarnation en Mory.  Un ami le lui fait d’ailleurs remarquer après la projection du film :  « qu’as-tu rajouté à l’histoire quand tu as fini le film ? ». Rien, et c’est bien là tout le problème. Le gardien de troupeaux est resté bloqué sur le dernier plan, prisonnier du mot fin, comme de son personnage. Dans une longue et très belle scène, Magaye confesse son amour défait par l’exil : Anta est parti, il est resté, ainsi que l’appelait le long métrage de Djibril. Mais ce que le cinéma emprisonne, il le libère aussi bien. Et le film de la nièce reprend celui de l’oncle en nouant dans sa propre trame documentaire une scène de fiction : Magaye appelle Manta qui vit désormais en Alaska. Le coup de fil a valeur de raccord qui se substitue au mot fin ; ce qui était déchiré est enfin recousu.

Reste que dans ce jeu labile de la fiction, on peut se demander où est passé le monde réel. Cette question, que le film n’esquive pas, c’est aussi bien celle qui traverse toute la filmographie d’Apichatpong Weerasethakul. Guère étonnant donc que 1000 soleils ressemble parfois au surgeon africain des films du Thaïlandais. Si sa beauté est déjà vue, elle continue cependant de lui appartenir en propre tant l’existence de Magaye appelle cette interrogation sur les limites de la fable et du monde naturel. Comment la fiction pourrait-elle racheter la réalité ? Au cours de la projection de Touki Bouki un enfant conjure même Magaye de se réveiller : il ne peut pas être le héros du film, puisque ses cheveux sont blancs. De ce songe, il faut donc sortir : ce qui a été vécu une fois ne peut pas l’être à nouveau. Les sortilèges du cinéma sont ailleurs. Moins que de réparer l’irréparable, 1000 soleils s’emploie ainsi à transfigurer l’événement passé. C’est là la magie d’un raccord qui lance un vieux sénégalais sur des pentes neigeuses pour ouvrir quarante ans plus tard ce qui avait été clos.

Si le film de Mati Diop agit donc bien comme une reprise intégrale de celui de son oncle, il n’en tient pas moins seul, sur les fondations de sa foi dans le cinéma. Cette croyance que les hommes sont à moitié tissés d’images et de chants, et qu’ils sont aussi bien les ombres réelles des personnages sortis de leur imagination. La très grande force du film est in fine d’offrir un écrin plastique rigoureux à ces étranges noces et d’en insuffler le motif au cours de sa scène centrale. C’est quand les spectateurs regardent le film de son oncle projeté sur la toile, qu’ils se révèlent comme les ombres chinoises des personnages de fiction. Et voilà comment sous les 1000 soleils, nos corps disparaissent, mais jamais leurs reflets.