Rien n’égale l’éphémère plongeon dans l’innommable. Depuis plus de 20 ans Yann, le scénariste, et Conrad, son compère de plume, ont développé et sublimé un univers tout en noirceur, en ignominie, en illogisme, mais aussi en implacables vérités et savoureuses ironies, de celles qui titillent immanquablement le zygomatique de leur délicieuse cruauté. Professionnel des conflits aberrants, comme s’il les avait tous connus, Yann fait évoluer ses Innommables dans l’impitoyable univers moite de communisme primaire du protectorat de Hong Kong et de la guerre de Corée. Le récit immerge dans un premier temps ses antihéros au cœur d’un Hong Kong digne des meilleurs romans de James Clavell. Années 50, triades, forces occultes, bas-fonds et ancienne aristocratie anglaise pourrie jusqu’à la moelle. Un mélange détonnant, aux relents lourds et aigres dont se délectent trois étranges militaires, honnis par toute la profession, illuminant le tableau de leurs teintes éclatantes. Couleur or : Mac, l’homme à la plus belle âme du monde, au physique des moins attirants et à l’humanité débordante pour tout ce qui est faible, opprimé ou simplement honnête. Couleur noire : Tony, le pessimiste nihiliste à l’érection hypersélective, philosophe de comptoir, caustique au dernier degré, n’aimant rien ni personne. Couleur blanc : Tim. L’immaculé conceptuel. Vaguement humain. Très instinctif. Sursexué. Innocent et violent. Attaché à Mac comme seul un animal sait l’être. Capable de sonder les cœurs -dont celui d’une certaine Norma Jean B.- comme personne ; sans même s’en rendre compte… Ajoutons à ce tableau un exceptionnel panel de seconds couteaux, tirant parfois le rideau à eux jusqu’à crever l’écran. Le monstrueux colonel Lytchee, assassin de première classe. La sordide famille Jardine, perverse dans les moindres détails. Les pitoyables émissaires du Grand Timonier, victimes de ses obscurs desseins. Claire, la petite fille paumée qui désire tant devenir une femme. Et Alix… Alix, ancienne espionne rouge, seul amour de Mac, perdue un jour d’incendie.

Près des yeux, loin du cœur. « Pas-de-Mâchoire », le huitième tome des Innommables, ouvre sur cette terrible constatation. Alix est de nouveau dans les bras de Mac, mais elle n’est plus qu’une Ani, un corps sans âme, perdue à l’intérieur d’elle-même. Seul espoir : un exorcisme. Mais il n’est pas aisé de trouver une Mudang, même en Corée, en cette période de communisme exacerbé. Car les pions de Mao veillent dans l’ombre. Certes, ils veillent principalement à se détruire eux-mêmes ; mais ils veillent. Mac devra malgré tout récupérer Alix avant que Tony n’ait épuisé ses sarcasmes botaniques, que Claire n’ait sombré dans la pénombre et que Tim soit… toujours Tim. Introspection et corrosion sont au rendez-vous d’un épisode mariant mysticisme, sexualité intimiste, freudisme et, bien entendu, innommable. Encore convalescent des deux premiers tomes du cycle coréen en demi-teinte, Yann choisit une certaine forme de facilité en s’appuyant plus sur un humour incisif omniprésent que sur un scénario débordant de richesse. Mais il le fait avec la patte et le brio qui sont siens, et le charme agit, nous ramenant à l’époque bénie du lotus pourpre. Conrad, quant à lui, égal à lui-même, régale les yeux. Au-delà du fameux fond noir, les personnages s’animent en un ballet de caractères, d’attitudes et d’attributs uniques et impayables avec une fluidité insufflant un réalisme incongru et séducteur à cet univers iconoclaste, enrichi de couleurs éclatantes comme jamais à ce jour. Mais que cela ne vous inquiète, la boue, même colorée, reste de la boue, et on peut toujours s’y ébattre et s’en délecter avec ce plaisir enfantin de retour au stade anal assumé.