Si L’Association trouve si souvent grâce auprès de nombreux amateurs de bandes dessinées, c’est à de telles oeuvres qu’elle le doit. Inclassable, L’Usine électrique l’est assurément. Pourtant, nulle trace de fantaisie ou de poésie dans son motif premier : Aloysus Berson est ouvrier depuis quinze ans dans une usine électrique. Contrôlant le débit de l’eau d’un lac, il maîtrise les turbines qui régulent son débit. Mais chez Aloysus, nulle trace de cette conscience de classe illustrée par Robert Linhart dans L’Etabli, ni même de l’univers d’un Brazil malgré la prégnance d’appareils monstrueux et déshumanisés. Les gestes ont beau être éternellement les mêmes, l’isolement difficile et l’hiver permanent, Aloysus aime son métier. Se muant en Boulez des lieux, il est amené à composer « de véritables symphonies d’un genre industriel » grâce à ses chères turbines. C’est toutefois une douloureuse réalité sociale qui fait basculer le récit : devant la concurrence de l’énergie atomique, l’usine doit fermer ses portes. Après la mort d’un ouvrier et le suicide du directeur, l’usine est progressivement désertée et Aloysus demeurant seul devient alors un être de fiction, sans réelle existence sociale. Il côtoie alors des Dupondt de l’absurde, les Schmidt, insatiables vérificateurs, ainsi que d’inquiétants fantômes qui veillent sur l’usine et continuent d’assurer son fonctionnement pour préserver « l’esprit et l’âme de la petite sirène de la montagne ».

A mi-chemin entre Tod Browning et Kubrick, l’univers de Vanoli pourrait basculer dans la folie mais il en est préservé par la figure intangible d’Aloysus, témoin-passeur d’une époque et d’un rêve. Son statut de contemplateur contamine les séquences du récit, où le temps se suspend pour se figer dans une uchronie insolite. Le graphisme de Vanoli hésite alors entre le blanc des sommets enneigés et le clair-obscur de l’expressionnisme allemand, à l’image de ce film triste visionné par Aloysus (Nosferatu, M le Maudit ?), mais qui rend hilares Schmidt et Schmitt, ou de ce fantôme transformé en corbeau et échappé d’un conte d’Edgar Poe. Aloysus voit son rêve basculer définitivement en cauchemar avec l’épiphanie dérisoire de la petite sirène, être décharné et pathétique, dont on lit l’effroi dans les yeux, comme dans ceux de la pauvre créature du Cri de Munch. Mais le sinistre cabaret monté par le directeur de l’usine, qui souhaitait préserver l’usine et à travers elle la petite sirène, accomplit là sa dernière représentation, renvoyant Aloysus dans le monde des vivants. En témoigne le paratexte qui conclut l’œuvre et ferme définitivement le rideau sur une certaine époque. Sans doute moins réussi que le Décamèron, mais aussi plus personnel, L’Usine électrique est une trace légère, teintée d’amertume, qui salue à sa façon la fin d’un monde.