Le grand, l’immense Maurice Tillieux aurait fêté ses 90 printemps cette année, s’il n’avait pas été fauché, en pleine gloire, au volant de l’un de ces bolides qu’il affectionnait par-dessus tout. Dans la préface de cette biographie en images, François Schuiten (pas précisément l’héritier le plus indiqué et le plus évident, mais bon) confirme la passion mécano du maître, lui qui vit son vélo réparé des mains de Tillieux, alors qu’il venait lui présenter des planches.

Aujourd’hui, à surprendre certain auteurs, réputés underground ou inaccessibles, en train de fouiner les brocantes et les soldeurs en quête d’une édition rare de Gil Jourdan, on réalise à quel point son oeuvre explose les frontières supposées entre académisme et avant-garde. Il faut rendre grâce au galeriste Daniel Maghen d’avoir offert, en guise de célébration mémorielle et vivante, un véritable écrin, le mot n’est pas trop fort, avec cet ouvrage richement illustré et qui porte le nom de la revue où Tillieux, en 1949, créa Félix, ce personnage-esquisse du classieux Gil. Subtil équilibre entre aquarelles, planches en noir et blanc, mises en couleurs et interventions de Tillieux lui-même, cette biographie est un innamoramento, une surprise de l’amour ravissant le lecteur qui ne sait jamais véritablement ce qui l’attend d’une page à l’autre.

Parmi les moments de pure grâce, on peut relever cette histoire intégrale de Félix, datée de novembre 1950, qui se déroule en pleine guerre de Corée, une autre, magistrale et à la géniale économie de moyens, intitulée sobrement « La Roue », où un angelot doit remplir huit bonnes actions pour récupérer son auréole, ou encore l’humilité déconcertante de Tillieux devant ses propres lacunes graphiques. Il faut dire que lorsqu’il débuta dans Spirou, la référence absolue (qui l’est encore aujourd’hui) n’était ni plus ni moins que Franquin. Ses réflexions lumineuses – et très drôles – sur le design character de Gil Jourdan, Libellule ou l’inénarrable inspecteur Crouton, toujours entre réalisme et caricature, montrent la difficulté d’échapper à l’ombre écrasante du géant André.

Bien sûr, le rapprochement avec un autre Belge illustre, Georges Simenon, ressurgit invariablement lorsqu’il s’agit d’évoquer cette ambiance inimitable des albums de Tillieux, à l’image du sublime Cargos du crépuscule. Comme le paternel de Maigret, Maurice Tillieux parvient, selon les mots justes de Frédéric Buntinx, le petit-fils de l’auteur, « à créer des univers entiers à partir d’une situation anodine ou d’une rencontre fortuite ». Les multiples références aux voitures ne sont pas les moins émouvantes, notamment lorsque Tillieux évoque une Hillman 1947, qu’il démonta entièrement au point de craindre l’explosion lorsqu’il mit le contact. Pour le reste, il suffit tout bêtement de lire et relire ses histoires, car après tout, selon le credo de Tillieux : « On n’est pas là pour expliquer, mais pour dessiner ! ».