Prépubliés dès le milieu des années 1990 dans la défunte revue Garo, ces travaux de jeunesse d’Usamaru Furuya, alors diplômé de la prestigieuse Université des beaux-arts Tama à Tokyo, offrent une matière formidablement dense et effrayante, superpositions à l’humour très noir d’une violence extrême et sophistiquée, montrée sans tabou, où se mêlent scènes de torture et de meurtres sauvages et représentations explicites de pratiques sexuelles déviantes. Les pages rassemblées ici empruntent au yonkoma manga, format traditionnel reprenant le principe du gag en 4 cases. Elles peuvent se lire indépendamment les unes des autres, et forment pour certaines des séries.

Ainsi réapparaissent au fil du livre une classe de collégiens japonais singeant les tics de personnes handicapées, un ourson serial killer, le tri sélectif d’ordures particulières, une fable d’Esope réinterprétée ou encore le Fantôme des planches rejetées, vision évanescente cernée de taches de sang qui abîme rituellement la page en cours d’un mangaka au travail. Furuya utilise avec talent, et peut-être un peu de désinvolture – signe possible d’un désir azimuté d’expérimentation – une variété notable de motifs et de techniques : encrage enrichi de multiples textures, mélanges de trames et d’aplats, gravure, incursion sporadique de la couleur, effets pointillistes ou dessin jeté comme s’il avait été réalisé sous Paint. Particulièrement chargées, de fausses page-titres disséminées tout au long du livre rompent avec la composition des cases strictement numérotées de 1 à 4, apportant à l’ensemble une respiration bienvenue, comme si les gags devenaient des fragments de chapitres scandés par des pauses.

Parmi les références qui émaillent le livre, beaucoup traversent les frontières : quelques appels du pied à la mythologie et à l’histoire de l’art occidentale offrent un rocher auquel s’accrocher, et on voit entrer en scène au détour d’une page les Beatles, le lieutenant Colombo, Vincent Vega et Jules Winnfield. Mais Furuya puise principalement dans la pop culture japonaise, s’amusant à détourner les séries de manga les plus connues. On reconnaît Joe, le boxeur d’Ashita no Joe, ou le sniper Golgo 13, tandis que le générique bon enfant du chat-robot Doraemon est transformé en chanson obscène et que Sazaé-san, la plus typique des femmes au foyer japonaises de l’après-guerre, se retrouve internée dans un hôpital psychiatrique – on sourit en imaginant Bécassine en crackhead tapineuse. L’auteur va jusqu’à parodier la revue dans laquelle il publie, s’amusant à redessiner le manga Kobo-chan, le plus célèbre des yonkoma mangas « à la manière de Garo ». Il imite, parodie, se moque de tout, et rien ne semble l’arrêter : il compare le Bouddha à Bakabon, autre héros populaire du manga, célèbre pour sa simplicité d’esprit, tandis que Jésus en personne – mais en version miniature – se fait malmener par un coléoptère dans un combat d’insectes organisé par deux gamins. On sent derrière ces références presque systématiques un puissant désir de tourner en dérision le kawaii, imagerie emblématique du Japon contemporain, esthétique naïve, sirupeuse et enveloppante faite de princesses, de petits animaux et de cupcakes souriants que l’auteur vide de leur faible substance et piétine avec application. A ce titre, l’ourson-tueur aux traits figés renverrait autant à la poupée Chucky qu’au plus récent Pedobear, symbole fréquemment embusqué dans les images photoshopées dont sont abreuvés les forums pour représenter de façon ironique la pédophilie. On s’étonnerait presque, du coup, que l’auteur n’ait pas anticipé les lolcats en truffant certains gags de chatons inquiétants. En outre, Furuya prend un malin plaisir à se moquer du quotidien du Japonais moyen, des démarcheurs, des angoisses ferroviaires et des faits divers toujours à la une. Les vices les plus indicibles sont traités sur le ton de l’humour, et à chaque page le lecteur inquiet se demande jusqu’où l’auteur osera aller.

Palepoli n’est-il pas une sorte de synthèse de la subculture japonaise, où le mignon côtoie le pire ? Tout paraît gratuit, pourtant quelques pages suffisent à montrer à quel point Furuya possède une culture riche et variée, qui tour à tour surprend, choque, amuse et sidère mais ne laisse jamais indifférent. Gageons que les notes du traducteur rattraperont au vol le lecteur parfois perdu au milieu de ces clins d’oeil ésotériques. Il n’aura plus alors qu’à sauter à pieds joints dans la lave poisseuse de cet imaginaire débordant.

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