Qu’est-ce que Gloria Lopez ? D’abord un oubli fort dommageable que Chronic’art corrige aujourd’hui. Ensuite un objet improbable, comme seul le médium bande dessinée peut nous en réserver à l’occasion. Œuvre malade de son propre sujet, Gloria Lopez donne à voir les pérégrinations d’une jeune femme venue d’Amérique du Sud au début du siècle et qui échouera dans un bordel avant de finir misérablement ses jours dans une fusillade entre souteneurs. Ce pathétique destin est toutefois transfiguré par la grâce d’un narrateur inquiétant, un médecin légiste qui fouille sans fin le corps de Gloria afin d’y trouver des réponses à ses questions : « Vais-je trouver une trace de l’âme sous la peau, dans les viscères ou les tripes ? » Cérémonial extatique, étrangement similaire à celui de Jack L’Eventreur -William Gull dans le From hell d’Alan Moore. Cette volonté de savoir, et de restituer l’innocence perdue de Gloria est la principale quête de cette œuvre piège. Œuvre piège car œuvre piégée : la linéarité du récit est torturée par des excroissances ironiques, des postiches narratifs (enquêtes policières, situation politique) qui échappent à toute référence. Le récit s’égare, revient sur ses pas, à la faveur des témoignages de ceux qui ont connu Gloria, le policier Lawrence, premier bourreau de Gloria, Louise, tenancière de bordel, avant de s’achever(?) lors d’une troisième pièce hallucinante, composée exclusivement de fresques sans paroles, sur l’enfance de Gloria.

Gloria, péché sadien ? Certes, puisque Thierry Van Hasselt a reconnu avoir songé à son œuvre après la lecture de la Justine du divin marquis. Gloria est un corps qui souffre, soumise au bon vouloir d’autrui et niée comme être pensant et désirant. Le narrateur-docteur, en charognard de sens, cherche à dépasser la mécanique aporétique de Sade pour combler le vide, l’absence de cette présence éphémère. Mais il se noie tout comme le lecteur dans ce flou entretenu par la merveilleuse utilisation du dessin, gravure sépia diluée et mouvante où chaque élément se révèle en perpétuelle mutation. Visages, silhouettes émergent de la fange pour mieux y retourner, à l’image de cette encre sauvage et capricieuse qui semble échapper à tout contrôle. La beauté de Gloria Lopez naît d’une énigme : chaque parcelle de connaissances acquises s’évanouit pour obscurcir un peu plus l’hypothétique vérité. En cela, Van Hasselt est sans doute plus proche du Robbe-Grillet des Gommes ou du Voyeur que de Sade. Ambiance délétère et monde fantasmatique font de cette création inclassable un petit chef-d’œuvre diablement inquiétant. Si vous voulez faire sensation, débarquez sur la plage flanqué de votre Gloria Lopez et plongez-vous dans un rêve noir comme l’enfer. Les éditions Fréon sont grandes et Thierry Van Hasselt est leur prophète. Amen et paix à l’âme de Gloria.