Siméon Nevzorov est donc de retour, et avec lui la comédie des masques d’Ibicus. Ce prototype de l’antihéros, Rastignac débutant voué à un échec perpétuel, retrouve les folies et le chaos d’une Russie pas encore bolchevique mais plus tout à fait tsariste, où l’irrationnel règne en maître. La grande force de Rabaté, dans cette adaptation d’Alexis Tolstoï, est de donner à voir un sens dans la quête de cette ombre désincarnée qu’est Nevzorov. Aux bouleversements historiques à venir, que Rabaté signale parfois ironiquement (rictus grotesque d’un bolchevik portant littéralement un couteau entre ses dents, portraits de Kropotkine et Bakounine que brandit pathétiquement un Russe veule et médiocre) s’oppose une idéologie purement individuelle, guidée par l’enrichissement personnel et la jouissance immédiate, qui s’abandonnerait aux fluctuations de sa destinée ; « faut laisser faire les choses, après tout, c’est ce que je fais de mieux », telle est la raison dans l’Histoire pour Nevzorov. La résignation à l’absence de sens s’accompagne d’un sens aigu du tragique chez ce personnage, que pourrait illustrer la réflexion de Paul Valéry sur cet équilibre précaire : « deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre ».

Rabaté est ici au sommet de son art. La maturité de son graphisme, marqué d’une démarche toute personnelle dans l’alternance du noir et du blanc et des clairs-obscurs (voir l’épouvantable scène des corbeaux qui s’attaquent aux pendus à la fin du cinquième chapitre), en fait désormais l’égal d’un Breccia. Le découpage narratif confirme également la grande maîtrise ainsi que la sensibilité littéraire de l’auteur, dont on se prend désormais à rêver qu’il adapte Flaubert ou Claude Simon, voire Proust. L’univers du narrateur, fait d’élégance perfide et de frustrations mondaines, trouverait sans doute chez Rabaté un écho autrement moins académique que chez le très appliqué Stéphane Heuet, adaptateur de la Recherche chez Delcourt. On se consolera donc avec ce deuxième opus d’Ibicus, dont la mise en scène des aventures picaresques de Nevzorov (il chevauche des chevaux décharnés tout comme l’Homme de la Mancha) témoigne d’un renouveau bienvenu de l’antihéros dans la bande dessinée.