Pages cachées, œuvre explicitement et librement adaptée de la littérature russe du XIXe siècle, s’affirme comme un objet artistique hybride. Marqué par une prose qui dicte au film son regard documentaire et par une approche esthétique vouée à la peinture (plans fixes avec peu de mouvements à l’intérieur du cadre, images figées, couleurs fondues, lignes déformées), Pages cachées semble d’abord se refuser à la forme cinématographique. Du récit, on pourra retenir, au sortir du désordre mental dans lequel on se retrouve plongé : les bas-fonds humides de Saint-Petersbourg entre passé et futur sans qu’il s’agisse pour autant du temps présent, un immeuble délabré, des personnages solitaires et errants, des meurtres mystérieux, de la douleur et beaucoup de détresse. De l’amour peu ou pas. Les trajectoires des personnages, qui traversent le film comme des ombres, prennent radicalement un sens descendant (à l’image du premier plan qui nous entraîne irréversiblement dans les entrailles de cet univers), voire plongeant (les sauts dans le vide de certains habitants de l’immeuble), en direction de l’abîme, plus qu’en direction du ciel où rien ne semble devoir s’ouvrir comme perspective. Car la seule possibilité d’échapper à un inexorable pourrissement de son vivant, c’est bien la mort. Il est parfois souhaitable qu’elle intervienne vite tant il est difficile de trouver des instants de répit. Dans ce récit éclaté, il est donc peu aisé de trouver une véritable unité narrative qui supporterait une quelconque démonstration explicative, parfois nécessaire à notre propre répit. Cette œuvre de Sokourov, l’avant dernière de sa filmographie du point de vue chronologique, penche en effet nettement plus vers un cinéma dit « expérimental » que vers une forme traditionnelle.
C’est à une expérience sensorielle, voire physique de la mélancolie que nous convie le réalisateur. Il nous ouvre, mis en mouvement et sonorisé (la bande son est riche en bruitages divers), l’univers émotionnel de la peinture en faisant s’agiter lentement, devant nous, les pulsions issues de tableaux virtuels, que l’on visiterait les uns après les autres, et dont l’unité jaillirait de leur juxtaposition. Pourtant, si l’on considère le cinéma comme un « art mineur » et si l’on veut rechercher des ressources en dehors de cette forme d’expression artistique, alors Sokourov pousse les capacités du cinéma à leur paroxysme. Car, finalement, qu’est-ce que Pages cachées sinon que du pur cinéma ?