« Les poètes n’ont pas de pudeur à l’égard de leurs sentiments : ils les exploitent », persifle Nietzsche dans Par delà le bien et le mal. On était des thuriféraires du premier volume du Combat ordinaire de Larcenet, pas la peine de le renier. Si Jean-Christophe Menu, dans Plates-bandes, fait de Larcenet un vulgarisateur en chef, on n’est pas sûr qu’il faille nécessairement y voir une allusion acide à un succès facile (et incontestable). La vulgarisation, lorsqu’elle est réussie, peut donner des résultats fort honorables (citons, dans le cas de l’antiquité grecque et latine, le récent et remarquable Empire gréco-romain de Paul Veyne, ou, dans le cas de la bande dessinée autobiographique, le… Persepolis d’une certaine Marjane Satrapi) en ce que le vulgarisateur se fait littéralement passeur. De thuriféraire, on est toutefois passés à sceptiques, devant le principe d’un one-shot à suivre. Pourtant, Le Combat ordinaire (le premier, l’unique) prévalait en particulier par son sens de l’équilibre, du rien de trop. La douleur y était presque aussi perceptible que dans le chef-d’oeuvre de Larcenet, le trop méconnu Presque, la délicatesse et la noirceur du graphisme se reflétaient jusque dans l’emploi des effets de couleur, la justesse des personnages sonnait comme une évidence. Et puis est venu le temps de la série. La douleur se fait exhibition, la délicatesse vire à la virtuosité, la justesse s’efface devant l’artificialité.

Ce troisième volume, présenté avec force renforts d’effets médiatiques, se mêle à une douce confusion des genres. Larcenet est l’objet d’un reportage, fourni dans le dossier de presse, réalisé par deux journalistes (?) de France 3 et Arte, dans un saisissant contraste avec l’objet dont il est question. Marco, le protagoniste du Combat ordinaire, ne se méfie-t-il pas considérablement de la récupération de son discours, du star-system incarné par le photographe vedette du volume précédent ? Le Combat ordinaire ne tire-t-il pas précisément sa force de son « ordinarité », à l’image du journal intime du père de Marco ? Ce dernier, dans le passage le plus réussi de cette oeuvre décevante, recense des événements sans importance, où affleure l’essence d’une vie (« 30 août 1991 : vent. Une fine couche de sable rouge recouvre les arbres »), à la manière des Carnets de note de Pierre Bergounioux, dont la sortie coïncide étrangement avec ce troisième volume du Combat ordinaire. Comme Marco s’acharne à y découvrir un sens, alors que son père s’est donné la mort pour éviter la déchéance qui accompagne Alzheimer, on est saisi par l’étrange et dérangeante mise en abyme qui accompagne la lecture : au fil du temps de la narration, Marco prend conscience de la valeur de « ce qui est précieux ». Son créateur, au fil du temps de l’écriture, semble l’avoir perdu de vue. Provisoirement ?