Après Gunnar Lundkvist et son Klas Katt, Pixy de Max Andersson et Ake Ordür de Lars Sjunnesson, L’Association poursuit avec Le Couple Mort et ses « amis » l’édition d’auteurs de bande dessinée suédois. Joakim Pirinen, né en 1961, est l’un des membres fondateurs de la revue Galago, qui s’attache depuis 1979 à promouvoir la BD indépendante et adulte dans son pays. Il témoigne d’une connaissance poussée des thèmes du comics américain, de Krazy Kat de George Herriman aux Zap Comix de Crumb : on retrouve dans son œuvre un regard hypercritique sur la société, ainsi que la possibilité toujours ouverte de refuser toutes les conventions en montrant une indifférence cynique et détachée. Mais dans ce recueil de plusieurs histoires courtes, qui ne mettent pas toutes en scène les personnages du titre, la contestation vise une profondeur inédite dans la mesure où elle se fait au nom de la finitude, de l’absurdité de toutes les valeurs face à la mort – ce qui n’est guère étonnant au pays d’Ingmar Bergman. Si l’on ne peut pas croire aux grandeurs d’établissement – la réussite professionnelle et familiale, les distinctions sociales, la recherche stéréotypée du bonheur –, c’est bien parce que la fin sera la même pour tout le monde.

L’ambition première du livre est donc de renouveler le thème ancien de la vanité, celle de la peinture du XVIIe siècle, et d’en proposer une forme contemporaine. On le sait, dans les natures mortes de l’époque baroque, les objets étaient chargés d’une valeur symbolique : les instruments de musique, les livres, les armes et les coupes représentaient respectivement les arts, le savoir et les sciences, les honneurs et la richesse, auxquels s’opposent les sabliers et les crânes humains, dont la fonction est de rappeler le court inéluctable du temps qui conduit inexorablement vers la mort. Le réseau des correspondances et des oppositions nous imposait de méditer la valeur des biens acquis au cours de l’existence : aucun ne tient face à la force de nivellement de la mort, devant laquelle nous sommes pareillement démunis, les riches comme les pauvres, les savants comme les ignorants, ceux qui ont récolté les honneurs autant que ceux qui sont restés dans l’ombre. Rien dans l’existence n’a assez de sens ou de valeur pour justifier que nous ayons à mourir. C’était la leçon des tableaux de Stoskopff et de Holbein le jeune, et on la retrouve chez Pirinen réactualisée, principalement dans les histoires qui mettent en scène le Couple Mort : l’injonction postmoderne d’amasser des objets et de soigner son intérieur, ou celle d’être un bon mari et un bon père de famille, deviennent absurdes dès lors qu’on les mesure à l’aune du tragique de l’existence. Et le design, qui constitue une véritable norme sociale dans les pays scandinaves, devient l’emblème moderne de l’uniformisation des mœurs et des consciences, des faux biens : on ne compte pas, dans le Couple Mort et ses « amis », les séquences qui le tournent en ridicule.

À toutes ces illusions faussement réconfortantes, Pirinen oppose une vision pascalienne : chacun est sans cesse rappelé à la possibilité toujours ouverte de sa propre fin, et ne peut que reconnaître que, dès lors, plus rien n’a de sens. Toutes les histoires présentent ainsi un scepticisme désabusé, un désespoir sans fond. Même la mort en devient absurde : elle n’est pas la fermeture du tragique, l’apaisement des angoisses, mais encore la poursuite de la délibération sans fin – comme dans l’épisode où un ourson qui doit se réincarner se trouve confronté, une nouvelle fois, à des choix existentiels irréductibles. C’est qu’il n’y a plus aucune échappatoire possible, l’angoisse est condamnée à un éternel recommencement. Le dessin lui-même refuse toute signification préconçue : Pirinen oscille entre logique d’association libre surréaliste et retour aux fondements géométriques du graphisme. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de tenter de s’affranchir entièrement des normes et des stéréotypes, dont peut hériter la représentation, afin d’atteindre une authenticité véritable. Mais cette logique d’essais, parce qu’elle s’abstrait de toute évaluation et de toute maîtrise, conduit aussi bien à des succès qu’à des échecs, et ses résultats demeurent inégaux. Le livre présente de belles réussites d’images composées apparemment sans plan initial, par simple juxtaposition d’éléments hétéroclites, le plus souvent lorsqu’il s’agit de représenter l’accumulation jusqu’à l’absurde des ornements architecturaux et des objets, comme le suggère la couverture. Mais l’absence de conception préalable conduit trop souvent les cases vers un délitement où plus rien n’apparaît, où la vision se brouille et où l’on n’aperçoit plus rien. Le problème est que l’aveuglement est alors sans enjeu, il est un pur refus de toutes les obligations : même la nécessité de montrer quelque chose est envisagée comme une contrainte superflue, et la composition se perd dans de purs exercices formels sans grand intérêt.

C’est n’est finalement pas tant le projet de Pirinen qui laisse dubitatif : l’art contemporain propose de très beaux Memento mori, et on peut raisonnablement penser que la vanité des plaisirs et des biens de l’existence est un motif inépuisable qui dépasse les époques et les styles. Mais ce sont bien la pauvreté de l’imaginaire mis en œuvre et de ses enjeux qui paraissent ici insuffisants à en renouveler la réalisation et à en proposer une forme vraiment actuelle, où l’on ferait l’expérience du vertige qu’il implique. À force de refuser les règles de la narration graphique, Pirinen finit par avoir recourt à une solution cent fois trouvée en bande dessinée : la mise en scène exclusive de soi, par l’intervention directe de l’auteur dans son récit ou par délégation aux personnages de ses propres angoisses. Partout, la lucidité sur ses propres faiblesses et ses propres atermoiements est érigée en valeur absolue, partout la terreur de l’auteur face à la mort et la dépression qui s’ensuit tiennent lieu d’alpha et d’oméga de la signification, comme si la mise en scène de l’intimité était la seule possibilité qui restait une fois l’existence relativisée par sa fin. C’était la solution des auteurs américains underground des années 1970 et 1980, auxquels Pirinen emprunte ses thèmes et ses motifs, et cela pouvait paraître inouï à l’époque – bien que le recul permette de voir aujourd’hui qu’il s’agissait déjà d’une posture paradoxale, sinon stérile, réduisant la portée dissolvante de l’angoisse à la recherche égoïste et illusoire de sa propre authenticité. Car on entre alors dans une logique de dévoilement de soi qui finit par tourner en rond et réduit d’autant l’imaginaire, et à laquelle on préfère largement le jeu parodique des rôles et des identités, tel qu’on l’aperçoit entre autres dans une autre découverte de L’Association, les Bitterkomix des Sud-africains Joe Dog et Conrad Botes. Il semble bien que ce soit la parodie, en bande dessinée, qui permette de subvertir les normes sociales tout en déployant avec force les circonvolutions d’un véritable imaginaire.