Janvier 2006, les prisons françaises se font gravement épingler par la Fédération des Droits de l’Homme parce qu’elles offrent des conditions de détention parmi les plus précaires d’Europe. Les semaines suivantes, les chaînes nationales diffusent de larmoyants reportages sur les pires geôles du monde, en mêlant les images d’Abu Grahib à celles de Guantanamo pour accentuer la charge, mais omettent contentieusement de mentionner ce rapport néfaste pour la patrie. Dans ce paysage, se tourner le temps d’un livre sur une incarnation historique de l’idéal journalistique et de sa critique de la république à travers le système carcéral ne relève pas de la gageure, mais presque du devoir. Et ça tombe bien : cette transposition, en une bande dessinée, des reportages d’Albert Londres sur le bagne de Cayenne revendique quelque chose de l’ambition qui animait Jean Renoir, dans son traitement cinématographique de La Bête humaine de Zola. Une envie de juger la société moderne à l’aune des regards et des discours du passé, comme pour mieux constater en politique l’application du vieil adage scientifique « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ».

La première partie, narrant la rencontre du journaliste Albert Londres avec un prisonnier innocent du nom de Dieudonné, montre que la cruauté des conditions de détentions au bagne de Cayenne fait face à la méconnaissance de la société sur le sort qu’elle réserve à ses bagnards. Ces nombreux passages, comme celui où la loi sur la double peine est expliqué à des jurés qui ignorent tout de son existence, attestent avec une force éclatante de la pertinence des figures d’Albert Londres et de Dieudonné à débattre de la société d’aujourd’hui depuis leur siècle de distance. Pourtant, l’ambition du livre ne se place pas vraiment là : il faut attendre le second chapitre pour voir les nerfs, le cœur et les poumons du récit se mettre en branle et déployer le véritable thème du livre, la quête de la liberté. Une obsession qui s’incarne en fait dans l’icône tordue du fuyard Dieudonné, paradigme des prisonniers, devenus eux-mêmes par une extension du récit des paradigmes du citoyen. Le désir de liberté dont il est question dans L’Homme qui s’évada dépasse en effet de loin la simple image d’Epinal de « l’extérieur de la cellule ». Il est tatoué sur le corps, gravé sur les murs, clamé en chanson, et incarne un idéal inaliénable de vie. D’une certaine manière, Dieudonné avait commencé dans l’engagement anarchiste sa recherche bien avant l’incarcération, et il la poursuit longtemps après l’évasion dans sa reconquête de la nationalité française. Dans cet homme qui, à l’image de l’écrivain Ignazio Silone, clame que « la liberté, si on ne vous l’accorde pas, il faut la prendre », le bagne fut pour quelques temps seulement le lieu de tous les catalyseurs.

C’est pourquoi le monde resurgit par petites parenthèses pour ponctuer le récit de son évasion, comme autant d’échos et de reflets qui commentent le geste et témoignent du rôle de Dieudonné en tant qu’ « allégorie » de la condition humaine. Une dimension symbolique que Laurent Maffre pétrie avec puissance par le dessin, qui use du corps de son héros pour mieux amplifier les stigmates qu’inflige la société. Les épaules lourdes, le dos droit mais la peau bien marquée, Dieudonné tient de la statue haute et fière comme de la poupée torturée, tandis qu’à la manière de Tardi, les décors inondés de détails et d’objets récréent l’authenticité du contexte historique. C’est d’ailleurs sûrement à travers cette esthétique du corps et de la scène que se produit le plus beau coup de grâce de l’adaptation, dans ce sentiment théâtral qui impose la distance entre spectacle lu et message moderne, pour mieux frapper à la tête par contrecoup une fois le livre refermé.