Parmi les archétypes de personnage endémiques de la bande dessinée japonaise, il est une figure particulièrement pittoresque, dont la seule présence suffit à produire des récits hauts en couleur : le Professionnel. Quatre critères permettent de le reconnaître à coup sûr :

Le Professionnel est Japonais. Qu’Il exerce ses talents à l’étranger -Joe Satake, le héros de Sommelier fait carrière en France- ou vive en marge de la société (Black Jack, K), le Professionnel représente l’homo japonicus dans toute sa splendeur : ultra-viril, le plus souvent introverti, solitaire et refusant les compromis, Il incarne la perfection au masculin telle qu’on l’imagine au Pays du Soleil levant. Et puis, pour donner dans la psychologie des masses, ces figures d’hommes libres, totalement affranchis des contraintes familiales, sociales ou matérielles, en disent long sur les frustrations et les aspirations secrètes du mâle japonais moyen, auquel ces récits sont destinés à l’origine.

Le professionnel est le meilleur dans sa discipline. Qu’il soit spécialisé dans la chirurgie (Black Jack), l’escalade (K), le meurtre de sang froid (Ito Ogami dans Lone wolf and cub, Golgo 13), l’oenologie (Joe dans Sommelier), la confection des sushi ou des nouilles, le Professionnel est parvenu à une maîtrise de son art qui ne souffre aucune concurrence, affrontant à l’occasion les inconscients qui ont l’outrecuidance de se mesurer à lui. Sous les yeux ébahis de quelques témoins privilégiés, Il réalise alors des prodiges qui font de Lui un authentique surhomme: Black Jack réussit une greffe du cerveau, K escalade l’Himalaya en marchant sur les mains, Golgo 13 atteint sa cible à 1 kilomètre et Joe fait la différence les yeux bandés entre un Calera Jensen et un Romanée Conti.

Le professionnel avance masqué. Infaillible mais discret car sûr de lui, Il n’est pas du genre à crier sur tous les toits qu’Il est le meilleur. Deux stratégies s’offrent alors au Professionnel: l’impassibilité ou la bouffonnerie. La première vise à en dire le moins possible -les points de suspension qui ornent les bulles de Golgo 13 sont célèbres-, la seconde consiste au contraire à jouer au clown, afin de ne pas être pris au sérieux et, paradoxalement, passer inaperçu (cette stratégie est l’apanage de Ryo Saeba alias Nicky Larson ou Spike Spiegel, le héros de Cowboy Bebop, et avant eux Lupin III); toutes deux ont en outre l’avantage d’offrir peu de prises à l’adversaire. Dans Sommelier, Joe appartient à la seconde catégorie : suivant le contexte, il joue à l’imbécile heureux ou au beau ténébreux.

Le professionnel en sait long sur la nature humaine. S’Il est si fort, c’est certes parce qu’Il a ramé pour en arriver là – Il a subi le strict enseignement d’un Maître, qu’Il sera parfois forcé d’affronter -, mais aussi parce qu’Il connaît les vices de l’humanité, pour en avoir Lui-même été soit le bourreau, soit la victime : Black Jack a été défiguré, Ryo est un ancien « chien de guerre », Joe a subi le racisme des Français… Illustrant à merveille l’adage nietzschéen : « ce qui ne nous tue pas, nous rend plus fort », le Professionnel met à profit les prodigieuses facultés d’analyse que lui ont valu ses souffrances, et au-delà de sa technique, c’est la lucidité de son regard sur le monde qui fait de Lui un être d’exception : si Golgo 13 est un assassin efficace, c’est par dégoût de la nature humaine -« Si les chiens pouvaient marcher, ils nous donneraient le bâton », déclare-t-il à l’un de ses commanditaires dans un surprenant accès de loquacit-, et Joe parvient à percer à jour les désirs enfouis des viticulteurs qui croisent sa route rien qu’en goûtant leur vin.