Souvenez-vous : c’était il y a très très très… longtemps que les Shadoks débarquèrent sur les écrans de télévision de l’ORTF, divisant la France, selon la légende, en deux camps : celui des shadokophobes et celui des shadokophiles. Les esprits, depuis, se sont calmés : l’idiotie congénitale de ces bestioles apparaissant, au fur et à mesure de l’arrivée des dessins animés japonais, comme une forme supérieure d’intelligence. Dans la préface de l’album précédent, Ga Bu Zo Meu, Claude Piéplu, la « voix des Shadoks », confiait : « Je dois tout aux Shadoks, avant eux je ne savais rien, à présent je n’en sais pas davantage, mais je sais que je ne sais rien et ce n’est pas rien car il crée un vide qui peut s’emplir de tout -c’est l’avantage du vide de pouvoir tout y mettre, l’ignorance et le savoir, c’est ce subtil mélange que beaucoup parmi les plus munis, dans cet irrésistible élan de solidarité, veulent bien partager avec les plus démunis dont je suis. » La Course à la lune, en ne nous apprenant rien de plus que ce que nous ignorions déjà, confirme son enthousiasme et offre à nos cerveaux surmenés une petite tranche de philosophie shadok à méditer, où l’on s’aperçoit avec effroi qu’une part non négligeable de nos activités a pour moteur le principe de base : « Il vaut mieux pomper même s’il ne se passe rien que de risquer qu’il se passe quelque chose de pire en ne pompant pas. »

Pompons donc en leur compagnie. Pompons pour traverser les espaces interstellaires, pompons pour conquérir la Terre, occupée par l’insecte Gégène et par les Gibis, ces agaçantes créatures qui ont le mauvais goût d’aimer la musique et la nature, pompons pour gagner la lune et y rester un peu. Car Gégène n’a pas apprécié la musique shadok, laquelle suit en effet un principe de base : « Pour une oreille bien exercée, il n’y a pas de bruit qui ne puisse être entendu comme une musique… et réciproquement », rappelant les opinions musicales d’un président de la République française jadis maire de Paris, qui conduisit du reste le navire de la ville avec la même précision que le marin Shadok mène la shadokkaravelle à travers l’espace. Le doute alors nous saisit : la société shadok que décrit Jacques Rouxel se lirait-elle comme une métaphore de la nôtre ? L’inconstance et l’idiotie de ces bestioles refléteraient-elles les nôtres, et les devises qui organisent leur monde (« Pour qu’il y ait le moins de mécontents possible, il faut toujours taper sur les mêmes ») dévoileraient-elles les véritables moteurs dissimulés sous notre « Liberté, Egalité, Fraternité » ? La question mérite d’autant plus d’être posée qu’elle ne débouche sur aucune réponse. Dans l’univers de Rouxel, admirablement proche de celui de Francis Blanche, de Pierre Dac et d’Alphonse Allais, nos parcours intellectuels suivent les droites courbes d’une logique dont l’absurde finit par se confondre avec le dévoilement de vérités secrètes. Et puisque de toutes façons, ni le peuple shadok pompant, ni le chef shadok dirigeant, ni le lecteur lisant ne savent où aller, « il est beaucoup plus intéressant de regarder là où on ne va pas pour la bonne raison que, là où l’on va, il sera toujours temps d’y regarder quand on y sera. »