Où êtes-vous mânes de Baudouin ? Fantômes de Tardi, djinns göttingiens ? Désormais, ils semblent bien morts et enterrés avec la publication chez Futuropolis/Gallimard de cette Boîte noire de Ferrandez et Benacquista. Après La Débauche de Tardi et Pennac, dérapage incontrôlé d’une entreprise plutôt casse-gueule (le génie de Tardi mis à mal par la fantaisie pénible de Pennac), on retrouve une association entre un dessinateur et un écrivain –ceux-ci avaient déjà sévi avec L’Outremangeur, honnête polar paru chez Casterman.

Laurent Aubier, réparateur de photocopie, est victime d’un accident de la route. Pendant son coma, une infirmière note scrupuleusement les paroles incompréhensibles prononcées par Aubier et lui remet à son réveil un carnet, « antenne directe sur la boîte noire, c’est-à-dire l’inconscient ». Obsédé par les lourds secrets que renferme ce carnet, Aubier se mue en « flic de l’âme » et poursuit ses investigations jusqu’aux limites de la folie. Sur cette trame, au demeurant plutôt séduisante, viennent se greffer des ratages forcément malheureux eu égard à la qualité présumée des deux auteurs. Après une amorce dynamique, le récit s’égare entre clichés (Aubier découvre la vérité sur ses parents, sur ses amis…) et invraisemblances (les souvenirs d’Aubier remontent à sa naissance, le veinard !). Benacquista est ici plus proche du scénariste paresseux de La Débandade (de Claude Berri) que de l’auteur inspiré des Morsures de l’aube. Le recours aux drogues et à Aldous Huxley pour franchir les fameuses « portes de la perception » participent d’un fatras caricatural dont le sérieux même est désamorcé par les réactions d’Aubier : la coke provoque chez lui « une furia ménagère » et le transforme en Monsieur Propre, il combat une légion romaine en 3D sous acid (le syndrome Gladiator ?) et ne plane pas dans les vapeurs éthérées d’opium comme Thomas de Quincey. Malgré un sens de la formule indéniable (« la peur du lendemain est une plaisanterie comparée à celle de la veille et le destin n’est qu’un peu de passé en retard »), Benacquista semble se désintéresser progressivement de son sujet pour nous asséner une chute si insupportable qu’on en viendrait presque à regretter les enquêtes de ce bon vieux Largo Winch.

Mais l’écrivain ne porte pas seul la responsabilité d’un tel fiasco. Où donc s’est égaré le chroniqueur intimiste et inspiré d’Arrière pays et de Nouvelles du pays, celui qui embrasait les paysages des Carnets d’Orient ? Ferrandez nous inflige à travers les cauchemars de son personnage de lourdes déconvenues graphiques (on songe à ce qu’Alex Barbier aurait pu faire de ces voyages intérieurs). Les couleurs sont aussi passées et délavées que celles de La Débauche étaient agressives et la lente dégradation physique d’Aubier provoque chez lui une régression simiesque qui n’est pas du meilleur effet. Quant à l’hypnotiseur convoqué par Aubier dans sa quête, il n’est guère besoin d’yeux exorbités et de strabisme divergent pour affiner le rapport du signifié au signifiant.

Après le scepticisme soulevé par La Débauche, il convient de cesser d’invoquer la légitimité de Futuro. A ce degré de foutage de gueule, le doute n’est plus permis : Ci-Gît Futuropolis, que d’inconséquents docteurs Frankenstein ont imprudemment et provisoirement ramené à la vie.