Eviter l’orientalisme est le défi que devrait relever tous récits de voyage modernes. Photographe de presse, Didier Lefèvre y parvient dans la chronique de sa première mission en Afghanistan: 1987, trois mois de reportage âpres en compagnie d’une caravane de Médecin Sans Frontière. Odyssée initiatique par nature, périple humain par excellence et exposition occidentale d’un monde oriental par déformation, le scénariste et narrateur Lefèvre emprunte la voie des écrivains-voyageurs du XXe siècle, de Claude Lévi-Strauss à Nicolas Bouvier, et dérive parfois sur les traverses de Joseph Conrad lorsque les sillons vallonnés mènent dans l’enfer de la guerre soviético-afghane. Evitant le saccage orientaliste à la mode dont la quintessence serait Leni Riefenstahl(le bon sauvage) ou, à moindre échelle, la ligne éditoriale du Geo Magazine (l’imaginaire exotique de l’étranger), Lefèvre le héros se construit sur l’observation et remplace l’aphorisme occidental par le dialogue. Sur la tribune les oubliés des médias prennent alors la parole, Afghans et médecins, pléiade de personnages à l’humanité grandiose en second plan.

Initiée par le dessinateur de bande dessinée Emmanuel Guibert, l’originalité du projet découle d’une écriture collaborative à six mains et d’une configuration si complexe qu’elle place l’œuvre au carrefour des genres et des formes. Entrelacs des illustrations biographiques de Guibert, des photographies autobiographiques de Lefèvre et de mots dont l’origine n’est au final plus identifiable, l’ensemble est agencé sous forme de bande dessinée et mis en couleurs par le graphiste Lemercier ; dans quel genre de « récit de vie » le critique doit-il alors ranger Le Photographe ? En littérature, si l’auteur, le narrateur et le héros ont le même nom, c’est de l’autobiographie ; sinon, c’est autre chose. Ici, l’enchevêtrement formel empêchant toute réponse, le genre serait-il à rebâtir ?

Si les universitaires vont maintenant s’atteler à resituer ce livre dans l’Histoire extralittéraire, le reporter trouvera une alternative à la photo unique, la photo symbole et son punctum barthien, dans l’usage insolite de la planche contact : ici, la succession des écartés et ratés de pellicule en dit plus long que le cliché parfait, le talent de composition est moins précieux que l’humanité de l’oeil. A une époque où les ecchymoses colonialistes recouvrent de nouveau le récit de voyage français, où l’autobiographie à forme académique emplit les rayons de littérature et où la presse dénigre la photo, Le Photographe réinvente tous les genres qu’il emploie pour fonder une exposition inédite de la Condition Humaine. C’est dans cette dernière performance qu’il s’affranchit véritablement de toutes anciennes classifications.