Journal (III) est la troisième partie du récit autobiographique en bande dessinée d’un ancien étudiant des Beaux-Arts d’Angoulême : Fabrice Neaud. Il se distingue de ses pairs pour au moins trois raisons : la décision d’en « dire le plus possible », la relation que l’auteur entretient avec lui-même et avec son entourage et, enfin, la continuité (les trois volumes sont publiés régulièrement depuis 1996).
On ne traitera pas en profondeur de certaines questions très graves que soulève Journal -respect des autres, point de vue unique sur les situations, justesse de la perception d’autrui, etc. Peut-être l’auteur et le regard qu’il porte autour de lui sont-ils détestables, allez savoir… On a donc décidé de lire Journal comme on lis Céline : en mettant de côté l’homme pour ne s’attacher qu’à l’œuvre. Laissons les personnes plus au fait de la réalité donner leur avis. Attacherons-nous à ce que tout lecteur peut « objectivement » constater, c’est-à-dire les qualités plastiques et narratives de Journal.

Graphiquement, le style de Fabrice Neaud relève d’un certain académisme (par la régularité et la simplicité des traits entre autres) qui rend les 380 planches très agréables à lire. Mais ce qui marque le plus, c’est la puissance évocatrice des portraits. Cette capacité ne s’arrête pas au sens propre du terme : l’auteur a le même don de perception du physique d’un visage que d’une scène entre quelques personnes ou que d’une situation à plus grande échelle. Là encore, je ne juge pas de la véracité de ces portraits mais de l’éclat du rendu : il est brillant. Et d’ailleurs, l’une des rares dimensions optimistes qui ressort de l’ouvrage est le plaisir que l’auteur doit ressentir à dessiner.

Fabrice Neaud se lance parfois dans de plus ou moins longues séquences, avec ou sans texte, qui sont l’un des aspects narratifs très intéressants de Journal. L’une d’elle est la très réussie métaphore graphique (sans aucun texte) d’une discussion entre deux personnes. Ces pages relatent avec magie la diversité des propos échangés et des idées partagées. L’auteur est très inspiré pour rendre de manière concrète (voir les quelques cases consacrées à la gestuelle des protagonistes) ou, au contraire, très onirique (l’intégration des deux personnages dans des décors fictifs) la richesse du dialogue et l’agrément que les deux interlocuteurs paraissent avoir éprouvé. Une autre est un long monologue, véritable cri de haine à l’égard du monde et de lui-même (la violence du discours faisant penser aux Chants de Maldoror de Lautréamont). Tout l’intérêt de ce chapitre réside dans le rapport ou le décalage entre le texte et l’image. L’auteur réutilise certaines cases précédentes en les sortant de leur contexte initial pour mieux « faire passer » ses propos. Une dernière est la superbe relation des fameuses « fêtes de Bayonne ». Si cette séquence touchera plus particulièrement les homosexuels (elle est un chant à la beauté du corps masculin telle que la conçoit Fabrice Neaud -et les hétérosexuels regretteront qu’il ne fasse de même avec le corps féminin…), elle n’en rend pas moins à merveille « l’esprit basque » de la manifestation et l’ambiance délirante qui semble caractériser ces fêtes.
En dehors de toute appréciation éthique sur le fond, Journal (III) montre pleinement le talent de portraitiste physiologique et psychologique de Fabrice Neaud. Un régal pour l’œil.