Les Humanoïdes Associés rééditent ce mois-ci en toute discrétion le dernier livre d’Yves Chaland. Disons-le tout net : cet ultime tome des aventures de Freddy Lombard est probablement l’album le plus remarquable et le plus abouti de l’auteur – ce qui, au regard de son œuvre, vaut qualification immédiate de chef-d’œuvre incontestable. Il présente une clarté plastique sans équivalent, au sein de laquelle se creuse un abîme de cruauté insoutenable, glaçant du début à la fin du livre.

Dès les premières pages, Chaland nous embarque dans son fantasme 50’s : pour son voyage inaugural, le premier avion atomique de l’histoire emporte ses passagers du Bourget à Melbourne pour un vol sans escale. Mais le propos ne s’en tient pas, loin de là, à la seule reconstruction de l’optimisme quasi-mythologique de la modernité : dans le secret d’une cabine superluxe, un couple sans scrupules échange son enfant trisomique avec une jolie petite fille de la classe économique égarée à l’étage des premières. Dès lors, l’intrigue ne tournera (quasiment) qu’autour de la mise en scène de la cruauté des rapports de classe, tellement incorporés et incarnés dans une société bouclée, dont l’avion serait bien évidemment l’image, le modèle réduit, qu’aucun raisonnement ni aucun langage ne pourra la réguler.

Il serait facile de s’engouffrer dans une interprétation marxiste de l’album, mais ce serait ignorer que Chaland ordonne rigoureusement, sous nos yeux, les éléments du postmodernisme en BD. Car il fut l’un des initiateurs du renouveau de la « Ligne claire », selon l’expression inventée en 1977 par le Néerlandais Joost Swarte : il s’agissait alors de renoncer au déchainement graphique des auteurs psychédéliques de la fin des années 1970 (qu’on pense à Mœbius ou à Druillet par exemple), pour répéter au contraire le trait de l’âge d’or de la BD franco-belge, celui de Spirou et de Tintin (on y reviendra), et le pousser jusqu’à sa limite ultime, jusqu’au moment où il livre ses présupposés les moins avouables. L’élément premier est la parodie de la modernité : dans F.52, la vitesse, la technique, tout l’idéal optimiste et humaniste de l’après-guerre, où la technologie était censée abolir l’effort et les distances entre individus, se heurte à la matérialité des barrières qui subsistent malgré tout entre lesdits individus. C’est bien en ce sens qu’il faut se représenter l’aéronef F.52 : le fleuron de l’industrie moderne, une parodie du Concorde où se prolonge pourtant la cruauté des rapports sociaux. Car il faut bien prendre acte de l’échec de cette modernité : les grands ensembles rationnels du Corbusier, la foi en un avenir radieux appuyée par la domination complète de la matière par l’esprit et la science – qu’exprimait déjà l’Exposition universelle de Bruxelles en 1958, toutes ces croyances ont fait long feu et se sont dégonflées comme autant de ballons de baudruche. Les formes de la modernité ont échappé au sens que leurs auteurs voulaient leur donner : en lieu et place du bien-être égalitaire et universel annoncé ne se trouve qu’une ségrégation spatiale grandissante et le risque d’une destruction totale de l’humanité. Ce qui montre bien que les structures rationnelles échappent toujours aux intentions de leurs inventeurs.

Mais ce qu’a bien compris Chaland, et c’est surtout en cela il reste l’un des pionniers de l’esthétique postmoderne, c’est que ce serait une erreur de rejeter en bloc la modernité sous prétexte qu’elle a échoué. Ses normes ont certes échappé à leurs auteurs, mais indépendamment de leur signification originelle, et même de toute signification, elles demeurent au fond des réussites absolues. On peut bien critiquer l’humanisme des derniers Tintin ou l’esprit boy-scout de Spirou, les jauger à l’aune du monde contemporain et railler leur angélisme excessif. Il n’en reste pas moins que leur expression graphique, la ligne claire, représente une réussite absolue, la mise au jour d’un idéal inégalé en bande dessinée. La force de ses règles – contours tracés en noir, aplats de couleurs uniformes, réalisme schématique des décors, équilibre de la narration par la continuité des plans – est de créer les conditions concrètes d’un plaisir de masse. Chaland s’aperçoit qu’il y a là une réussite matérielle majeure : la BD franco-belge des années 1950 plaît à tous (« de 7 à 77 ans » selon le mot d’Hergé), et ce tout à fait indépendamment des idées, du sens et des messages qu’elle véhicule. Et cette réussite la rend nécessaire : puisque la signification est toujours défaillante, ou du moins secondaire, les exigences formelles deviennent à elles seules les règles contraignantes d’un jeu, formel lui aussi, où il s’agit de tester les limites. À quel moment la ligne claire s’affranchit-elle des significations qui l’ont justifiée, et qui n’étaient que de simples prétextes ? Autrement dit : jusqu’où doit-on la conduire pour enfin lui faire avouer ses véritables intentions ? C’est là l’ambition de toute la postmodernité : dans leur Anti-Œdipe, Deleuze et Guattari mènent la structure œdipienne de la psychanalyse jusqu’au point où elle livre sa véritable signification, contre l’intention première de Freud. C’est également le projet avoué de Chaland, lorsqu’en 1990, dans une interview pour le magazine Sapristi !, il reconnaît avoir pour tâche de mettre au jour, par le renouveau de la ligne claire, toute la violence de l’après-guerre que ses pères en BD avaient préféré refouler.

De ce point de vue, F.52 marque, on l’a dit, un aboutissement. Chaland y abandonne toutes les références communes de la postmodernité qui clignotent encore chez certains de ses contemporains, des auteurs néo ligne claire comme Floc’h ou Ted Benoit : c’est qu’il n’est plus nécessaire de pasticher la modernité pour en faire la critique. Toute la distance ironique, celle d’un Serge Clerc mais aussi celle de certains des précédents albums de Chaland (Bob Fish, Cœurs d’acier), se trouve abolie au profit d’une frontalité où les codes de l’âge d’or de la BD sont repris sans aucune arrière-pensée. Il suffit, pour s’en rendre compte, de feuilleter les pages dans lesquelles la petite fille, objet de l’échange, est séquestrée dans une cabine : on n’y trouvera aucun sarcasme, mais bien une tristesse et un désarroi sans fond. Pour parvenir à un tel premier degré, il aura fallu que l’auteur se débarrasse de tous les effets superflus. Le trait, bien que tracé au pinceau, se fait ainsi plus apaisé : on pense davantage à Destination New York, le deuxième tome des aventures de Jo, Zette et Jocko d’Hergé, qu’aux albums de Jijé ou de Franquin. Renoncer en partie à l’école de Marcinelle et au style atome pour se rapprocher de la ligne claire la plus pure est bien pour Chaland une manière de réaliser son ambition : son tour de force est de faire naître la critique non plus de la distance, mais bien de l’adhésion totale, de l’application la plus fidèle (mais pas la plus mécanique) des règles. Pour critiquer, il faut toujours vouloir devenir le meilleur, celui qui s’approprie le mieux les codes ; la distance et le recul masquant mal la méconnaissance des règles qu’on entend pousser à bout. Et l’épuration de F.52 jusqu’à une adhésion sans reste en atteste sans doute : Chaland, trop tôt disparu dans un accident de la route en 1990, aura sans doute été celui qui poussa la démarche le plus loin. La reconstruction idéale et sans aucun effet de style de l’urbanité la plus policée de l’après-guerre suffit à mettre au jour la cruauté qu’elle recèle, cruauté que n’ont pas voulu voir les auteurs qui en étaient les contemporains. Derrière l’imposition d’une norme, qu’elle soit esthétique ou sociale, il y a toujours une régulation insupportable des individus. Les micro-pouvoirs des tenants de la norme, ici le chef d’entreprise voyageant en classe superluxe, là le simple chef de cabine, s’additionnent sans se recouper, jusqu’au moment où le sujet perd son identité. D’où, précisément, la tragédie hypermoderne où s’égare la petite fille : n’être plus que le jouet morcelé d’une multiplicité de discours contraignants. Et pourtant il n’y a rien d’autre, aucune réussite possible en dehors de cette normalité, et on ne peut qu’en admirer la force d’imposition. Ainsi apparaît toute l’ambiguïté du sentiment postmoderne : c’est avec une acuité sans pareil que F.52 traite de la mise en conformité des individus, et de toute la violence qui la conditionne.