Après le coup de maître du Capitaine Ecarlate (avec David B. au scénario), Emmanuel Guibert récidive avec cette petite merveille, fruit d’un projet très personnel. Cette œuvre se confond ainsi avec la traduction illustrée de souvenirs de guerre, ceux d’Alan Ingram Cope, soldat américain durant la Seconde Guerre mondiale, avec lequel Guibert a sympathisé et s’est longuement entretenu. Ce premier tome retrace la préparation d’Alan aux Etats-Unis et sa découverte finalement très distanciée (ou rendue comme telle) du microcosme militaire.

Plus proche de la vision d’un Terence Malick que de l’abracadabrant et hollywoodien témoignage d’un Spielberg, la (pré)guerre d’Alan ne cherche pas à dépasser la dimension individuelle d’une vie quelconque et fondée sur la tranquille assurance d’un homme qui aime simplement la vie (« Parce que moi, voyez-vous, étant donné qu’il FALLAIT aller à la guerre, je m’étais toujours dit : je vais prendre ça comme une aventure, je ne vais pas trembler, je ne vais pas dire que c’est une tragédie personnelle, je fais comme tout le monde et c’est peut-être pour ça que je n’ai jamais eu peur »). On songe immanquablement à Maus, la portée tragique de l’histoire en moins. Cependant, s’il n’est pas encore question dans La Guerre d’Alan de la véritable guerre, broyeuse d’âmes et de chair, le destin du père d’Art Spiegelman et celui d’Alan concordent en tant qu’ils représentent celui de l’humanité tout entière. Les manies de Spiegelman senior ainsi que les microévénements rythmant la vie d’Alan (Alan et ses morpions, Alan et ses sandwichs indigestes au pain, beurre et oignons, Alan et ses exercices au tir) deviennent des creusets universels derrière la simple anecdote.

Cette déviation finalement rare du singulier vers le tout doit sa grande réussite au talent de Guibert. On connaissait son superbe dessin, ici d’une sobriété remarquable (des décors réalistes, aux teintes photographiques saisissantes, enveloppent des silhouettes ou des visages très expressifs), déjà à l’œuvre dans La Fille du professeur et Le Capitaine Ecarlate, on découvre (ou redécouvre pour les lecteurs de la revue Lapin, dans laquelle Alan est paru en feuilleton) sa capacité à s’approprier la vie d’autrui pour l’ériger en une authentique œuvre d’art. Maniant admirablement l’ellipse, exprimant fréquemment une distance temporelle ou spatiale par la dilatation de ses cadres (voir ces grandes planches, quasiment nues, où le vide et la disposition géométrique des objets traduisent graphiquement un état d’esprit, une sensation furtive), Emmanuel Guibert ne fait pas œuvre d’historien, quoique, comme il le précise lui-même, « la guerre n’est jamais loin de quiconque ». Parfaitement maître de son (chef-d’)œuvre, il se mue toutefois en organôn d’une mémoire, dont le je obsédant et pérecquien accompagne encore longtemps le lecteur une fois le livre refermé.