Il est inutile de présenter Chester Brown à qui s’intéresse un tant soit peu à la bande dessinée indépendante des trente dernières années. Pour les autres, rappelons que l’auteur est un Canadien anglophone, né à Montréal en 1960, dont les œuvres principales publiées en français sont Louis Riel l’insurgé, Le petit homme, un recueil d’histoires courtes dessinées entre 1980 et 1995, et Vingt-trois prostituées, un récit autobiographique sorti il y a deux ans qui rencontra un énorme succès en France – même Paris Match l’encensa, c’est dire. Aujourd’hui reparaît donc sa première grande histoire, réalisée dans la première moitié des années 1980, celle qui fit sa renommée. Ed the Happy Clown nous arrive tissé de multiples anecdotes qui se laissent interpréter, selon les points de vue, comme la légende d’une rédemption, de l’éclosion d’un génie indépendant, ou encore d’un courageux héraut de la liberté d’expression contre la censure. Toujours est-il que ce premier roman graphique, initialement publié dans des fanzines, connut ensuite plusieurs éditions plus ou moins complètes et/ou alternatives. C’est la dernière édition en date, celle de 2012, augmentée d’un épisode supplémentaire et agrémentée d’un considérable appareil de notes de l’auteur, qui nous est donnée par Cornélius. Pour être tout à fait complet, il faut enfin rappeler que les thèmes abordés ici par Chester Brown – la violence, le sexe, la religion, le pouvoir pervers de la science – lui valurent, à l’époque, les foudres des ligues féministes, religieuses et antiracistes d’Amérique du Nord. Ce qui n’empêcha pas Ed The happy Clown d’être reconnu par la suite comme majeur de la BD alternative, et de recevoir plusieurs prix. Près de trente ans après sa création, que reste-t-il du livre par-delà son aura sulfureuse et les révérences de ses pairs ?

Entre logique de dévoilement et dézingage à tout va, le récit semble hésiter. Chester Brown lui-même nous donne une piste de lecture dans ses notes : il se dit influencé à l’époque de sa composition par un ouvrage théorique sur le surréalisme, où il aurait trouvé, détachée de tout contexte et de toute autre connaissance, la technique de l’association libre. Ce serait même par fidélité pour cette découverte qu’il n’aurait pas censuré les passages socialement et moralement limites de son histoire – celui du largage des pygmées mangeurs de rats, notamment. Et en effet, son principe premier est de ne rien s’interdire : ni la violence la plus crue, ni le sexe, ni l’humour scatologique, ni la critique réjouissante de tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à une autorité. Seulement, à prendre l’affirmation de Brown au pied de la lettre, on pourrait croire que la seule règle soit ici celle de la mise au jour d’une signification inconsciente, de tout ce qu’il y a de moins avouable derrière les normes et les conventions. Ce serait prendre toujours le revers des normes morales et sociales, pour en montrer le fond de sauvagerie inacceptable pour la communauté, et l’on admirerait le courage de l’auteur, qui ne recule pas devant l’indicible de l’aveu. Il est vrai que ce renversement rend compte d’une partie de l’œuvre de l’auteur, ici comme ailleurs – c’était par excellence le cas dans Vingt-trois prostituées, où il confessait les affres les moins reluisants de sa sexualité. Mais l’ambition de Chester Brown est plus subtile : il n’ignore pas que le dévoilement de soi jusqu’à la plus complète crudité et le renversement des significations apparentes restent finalement assez stériles, et ne peuvent conduire qu’à une fausse connivence qui laisse complètement de côté la nécessité de suivre, malgré tout, des règles et des normes. Cette voie ne mène qu’à une prise de conscience malheureuse et solitaire, qui demande aux autres de reconnaître un courage inutile pour eux, celui de la lucidité. C’est bien pourquoi Ed the Happy Clown n’est pas directement autobiographique, et ne repose pas sur la confession et l’aveu : ici la violence et l’absurde ne sont pas censés délivrer le fond de la personne, mais bien plutôt la véritable signification des normes sociales qui s’imposent à lui. Il ne s’agit pas de trouver la vérité de l’individu, l’ambition n’est donc ni introspective ni anthropologique, comme cela peut encore être le cas chez certains auteurs dont Brown revendique l’influence – Crumb ou Harvey Pekar, l’auteur d’American Splendor. Pour le dire autrement, la priorité donnée aux émotions les plus violentes et les plus inacceptables, loin de tout refoulement, n’est pas ici l’occasion de trouver dans le délire du rêve et de l’imagination une harmonie qui nous ferait défaut dans une situation normale, ni même de parvenir à une catharsis apaisante.

Au contraire, Chester Brown use de toute son imagination pour repérer et critiquer toutes les cruautés des normes morales et sociales. La candeur d’Ed est prise entre la bêtise des politiques, le pouvoir des médias et l’absence de scrupule du corps médical. En cela, les thèmes abordés participent de la pensée postmoderne qui se diffuse au début des années 1980 : le savoir est toujours suspect de n’être qu’un contrôle institué des personnes, le politique agit directement sur le corps, de manière insidieuse, et il ne reste à chacun qu’à se métamorphoser pour échapper à toutes les micro-disciplines. Car à cette époque, la cruauté des normes – qui n’acceptent aucune variation et nous condamnent à perdre l’unité de notre identité – paraît alors évidente. Ce constat est très aigu chez Chester Brown : le contrôle social oblige chaque personnage à des métamorphoses physiques plus ou moins consenties. Mais d’un autre côté, le livre ne parvient pas tout à fait à développer vraiment les enjeux des thèmes qu’il aborde. La solution qui est opposée à la discipline est la violence pure et simple : il s’agit toujours de démolir toutes les autorités qui pèsent sur nous, de les miner de l’intérieur pour les faire exploser dans un chaos violent et rigolard. De la rébellion punk à Brazil de Terry Gilliam, il s’agit souvent dans les années 1980 d’opposer la violence de l’individu à la cruauté de la norme. Mais avec le recul, cette position nous paraît vieillie : elle est certes jouissive, mais elle ne nous dit absolument pas ce qu’on doit faire une fois les normes sociales mises à terre. En détruisant tout ce qui fait autorité, cette position s’abstient de rechercher les luttes nécessaires, et ce que sont les conditions d’une normalité plus douce qui accepterait les variations individuelles. Chez Chester Brown, et Ed the Happy Clown ne déroge pas à cette règle, l’absence de ressources face à la cruauté s’exprime d’abord par un rétrécissement de la représentation des corps, comme s’il s’agissait de renoncer au lieu de la douleur et de la violence pour y échapper – une sorte d’anorexie graphique, en quelque sorte. On doit avouer qu’on préfère à ce constat finalement assez désespéré l’inspiration de Charles Burns dans Black Hole,  où il s’agit d’interpréter toutes les métamorphoses du corps pour en comprendre le sens et la nécessité, et de distinguer à chaque fois la cruauté nécessaire au développement culturel de la violence arbitraire.

Entre dévoilement des turpitudes de l’auteur et révolte brutale contre toutes les normalités, Ed the Happy Clown nous semble chercher un ton sans le trouver réellement. Mais l’acuité du constat, l’humour de Chester Brown et ses immenses capacités de narration graphique en font néanmoins un livre essentiel qui trente ans plus tard n’a rien perdu de sa force de frappe.