Avec la publication des Ogres, la collection Poisson Pilote confirme tout le bien que l’on pensait d’elle. Mais il faut bien avouer que les éditeurs avaient peu de chances de faire fausse route avec un tel casting : Lewis Trondheim, la double fratrie Larcenet et le Gall et maintenant David B. et Christophe Blain. Ces derniers reviennent après l’étonnante Révolte d’Hop Frog, parue en 1997, et qui mettait déjà en scène dans un Far West insolite le professeur Hiram Lowatt et son serviteur indien Placido. A la différence près que ce nouvel opus a la couleur de l’enfer et de la décrépitude, de la barbarie et du désespoir. L’irrationnel, élément suractivé dans Hop-Frog, offrait un espace poétique à la révolte des objets contre lesquels luttaient Lowatt et Placido. Ici, il épouse un fantastique teinté de Grand-Guignol, à mi-chemin entre Edgar Poe (pour la décadence du trait) et Gustave le Rouge (pour le côté feuilleton fin de siècle). Alors que nos deux héros présentent l’esprit vengeur Hop Frog lors d’un cycle de conférence aux Etats-Unis, ils atterrissent en Alaska. Dès leur arrivée, ils sont pris en charge par le juge Dunbar, un dandy à la constitution de géant, qui a déclaré la guerre au Glouton, un indien à la tête d’une tribu d’anthropophages, les Cœurs de Bêtes.

Mais derrière les apparences (les Indiens sont vêtus de peau de loup) se dissimule un terrifiant secret, aussi noir que les abominables cauchemars du juge. Aux grandioses épisodes de l’album (la bataille au cœur d’une forêt d’arbres balayés par une tempête, le festin monstrueux offert par Dunbar), amplifiés par le trait austère et hiératique de Christophe Blain, se mêlent étrangement des pauses intimes (Lowatt et Placido au bordel, le repas avorté avec le juge) qui manifestent la sourde présence du mal. C’est précisément ce mal en devenir que David B. et Christophe Blain restituent avec une précision d’entomologistes. En remontant aux sources de l’humain, aux frontières de la transgression, le scientifique Lowatt doit renoncer provisoirement à ce qui le fait homme. Le ton faussement nietzschéen du juge Dunbar (« l’anthropophagie n’est pas une question de goût mais de puissance ») séduit pour un temps notre héros qui, malgré un ralliement tardif à une plus juste cause, succombe tragiquement devant cette sauvagerie hallucinée. Pour n’avoir pas su se préserver de cet adage du philosophe allemand (« Fais attention quand tu regardes l’abîme, car quand tu le regardes, l’abîme aussi regarde en toi »), Lowatt est condamné à terme et la simili happy end de l’album résonne comme une défaite admirablement proclamée par le talent des deux auteurs.