Le moins que l’on puisse dire c’est que nous avons pris notre temps pour vous rapporter nos impressions sur le premier tome de la troisième série de la saga Donjon, initiée par l’hydre à deux têtes Sfar et Trondheim. C’est que ce nouvel épisode nous a un peu déçus. Le mot est lâché… Pas de manière irréversible, mais il nous manque cet enthousiasme et cette excitation qu’avaient suscités les premiers volumes. Il faut dire que les deux compères se sont mis en tête de nous pondre un « prequel », à l’instar de Loisel et Le Tendre pour la Quête de l’oiseau du temps, ou, dans un autre genre, de Lucas pour Star wars. Entreprise périlleuse s’il en est, au vu du gouffre artistique dans lequel sont tombés L’Ami Javin et La Menace fantôme. Heureusement, Sfar et Trondheim ont eu la bonne idée de mener de front le projet initial, le prequel et le sequel, ce qui leur permet d’éviter les écueils propres à ce genre d’initiative.

Pour cette troisième série, les deux auteurs se sont donc adjoints les services d’un troisième larron, Christophe Blain, qui n’est pas n’importe qui, puisqu’il est l’auteur, récemment primé à Angoulême, du Réducteur de vitesse, et dont le dessin se place d’emblée comme un bon compromis entre la ligne claire de Trondheim et le trait brouillon de Sfar. Ce qui permet non seulement d’assurer un semblant de cohérence à l’ensemble du projet mais aussi de rafraîchir l’univers de la saga. Tous les ingrédients sont donc là, humour caustique, distanciation et poésie, et pourtant, cette fois-ci, la formule ne prend pas tout à fait. Sans doute parce qu’en premier lieu l’intrigue de La Chemise de la nuit semble moins originale que celle des autres épisodes. Ici, le jeune Hyacinthe de Cavallère quitte son donjon provincial -LE donjon, forcément- pour apprendre la vie chez un oncle de la capitale. Son constat après diverses mésaventures n’a rien de transcendant : la ville est un repaire malsain de corruption et de violence, s’acharnant à détruire les beautés de la forêt pour son propre plaisir festif ou par pur intérêt. Un schéma relativement classique donc, alourdi par une morale à la Miyazaki, en nettement moins subtil : difficile de faire coexister civilisation et nature car les hommes sont d’infâmes profiteurs. En sus, on trouvera évidemment quelques -rares- allusions aux volumes précédents, suffisamment discrètes pour ne pas perturber la bonne marche du récit.

Peut-être pas assez, paradoxalement. Il manque sans doute les connexions qu’on retrouvait dans Donjon Crépuscule, des connexions attendues, logiques, mais qui révélaient quelques surprises de taille pour les habitués de la série. Il faudra probablement attendre que la boucle soit bouclée pour que le prequel prenne tout son sens, mais comme les auteurs ont eu la folle idée de créer une saga de 300 épisodes, il est fort à parier que nous boufferons tous les pissenlits par la racine avant d’avoir eu la chance d’en voir la conclusion. On pourra toujours arguer qu’une bonne blague se cache derrière le projet et que Sfar et Trondheim se jouent de notre intelligence et de notre sens critique. Mais la série ayant pris progressivement une tournure plus sérieuse qu’à ses débuts, ce genre d’argument risque de ne pas faire l’affaire bien longtemps.

Il y a aussi ce personnage principal, Hyacinthe, matamore naïf, inexpérimenté et avide de justice, qui n’a pas le charme d’Herbert, le canard couard mais attachant de Cœur de canard et du Roi de la bagarre. Certes, on miserait volontiers notre chemise que ce Hyacinte est en fait le futur maître du Donjon, mais ses aventures semblent un peu vaines et son caractère trop classique pour véritablement attirer notre curiosité. Cela étant dit, grâce au talent de Blain pour installer une ambiance crépusculaire plutôt inattendue et préserver la poésie de la série -cf. le beau personnage de l’Arbolesse- La Chemise de la nuit demeure un album plutôt agréable à parcourir, qui suscite sans doute plus d’attentes qu’il n’en satisfait. Un résultat somme toute honorable pour le trio Blain-Trondheim-Sfar qui s’est plutôt bien tiré du piège dans lequel bien d’autres sont lamentablement tombés.