Les éditions Cornélius ont-elles été averties ? Il faut envoyer Chloé Poizat consulter de toute urgence. Au lieu de cela, on essaye de nous faire croire que Bal de tête est le fruit d’un exercice auquel l’artiste se serait soumise, soit un dessin par jour dans un carnet de croquis. Quand on s’impose ce genre de discipline, lorsqu’on se plie à cette gymnastique, c’est qu’il y a peut-être un rapport contrarié avec l’autorité, dans un sens ou dans l’autre. Sans la renier, Chloé Poizat n’aime pas la commande. On croise ses travaux d’illustration dans de prestigieuses publications comme Le Monde, XXI ou le New York Times, mais ce n’est pas une raison. Souvent, l’imagination, lorsqu’elle est contrainte, bloque et sature. De la migraine au bal de tête, il n’y a alors qu’un pas. Thérapeutique, le livre fait figure d’agrégat d’expressions brutes mais libres, et révèle une imagination carabinée qu’il faut bien laisser respirer.

Bal de tête, tel un mal de tête enrhumé, est presque une oeuvre symptôme, où la nature des sujets télescope le principe de production de ces dessins. Véritable danse avec l’imaginaire foisonnant de l’auteure ; c’est aussi 160 pages de variations sur le thème de la tête ou du visage. La tête, symbole d’autorité et de pouvoir, justement, est souvent coupée ; estompée, fuyante, elle disparaît parfois. Quant aux visages, ils sont soumis aux morphoses et aux contorsions les plus délirantes que l’imagination de l’auteure leur impose. On retrouve sa signature sur chaque dessin. Cette signature, c’est la confrontation des échelles, des formes et des registres, terriblement en vogue dans l’illustration contemporaine. L’ouvrage se singularise du reste du travail de Chloé Poizat à travers un échange : celui de l’acrylique pour le crayon, avec lequel elle s’exprime d’un trait vif, épais et décidé dans un style faussement vintage. Parce qu’il rappelle la gravure, il brouille les pistes et achève cet enfumage en règle nécessaire afin de permettre à ces dessins d’échapper à toute forme de temporalité.

Mais d’où vient ce besoin de faire trôner une tête sur un tas de merde ? De faire surgir une paire de jambes du buste d’un zèbre ? De masquer, d’étouffer et d’étriller tous ces visages ? La solitude des personnages apporte un premier élément de réponse. L’expressionnisme des dessins en apporte un second. Tout bouge, tout le temps, rien n’est stable ; ce monde est un chaos où les identités se multiplient pour se perdre. Bien qu’inégale, l’oeuvre n’en est pas moins bouleversante. Singulière, elle interpelle, provoque, secoue. L’éditeur invoque Odilon Redon, Gourlin, Finlay ou Lautréamont. Plus proche de nous, quoique dans un registre différent, on ajoutera à cette liste le récent Greenwich de Jean Lecointre, qui pointe aux mêmes éditions.