Pendant l’hiver 1519-1520, Magellan n’a pas encore découvert le détroit qui portera son nom, et ne parvient pas à contourner l’Amérique par le Sud. Il se voit obligé d’interrompre sa circumnavigation et d’imposer aux cinq navires de sa flotte un hivernage sur les rivages inhospitaliers de Patagonie, dans la baie de San Julián. Trois de ses capitaines espagnols contestent sa décision et tentent de prendre le pouvoir pour ramener les équipages en Espagne et au Portugal. Grâce à la ruse et à d’habiles manœuvres, l’Amiral reprend le pouvoir, mais il se voit contraint d’exécuter et d’abandonner sur place une partie des mutins.

Pour raconter cet épisode méconnu des Grandes Découvertes, Antoine Cossé – jeune auteur français établi à Londres – choisit un angle étonnant. Plutôt que de s’abandonner à l’imaginaire de l’aventure, celui des péripéties et des rebondissements, où chaque épreuve est l’occasion pour les personnages de prouver leur humanité et de découvrir des trésors de vision, il s’intéresse à un drame sourd, presque intime, d’où rien de glorieux ne pourra s’extraire. C’est que l’aventure n’est pas un dévoilement de soi : vivre des expériences étrangères, c’est se perdre plutôt que se retrouver, se décentrer plutôt que faire triompher ses valeurs. Le succès n’intervient que lorsque le voyage est terminé (lorsque, rentré chez soi, on revoit ses repères), il reste donc complètement étranger à l’aventure elle-même. À la manière de Werner Herzog, Antoine Cossé a bien compris que raconter un périple de l’intérieur ne peut en aucun cas se limiter à montrer comment l’emportent les valeurs qui ont déjà cours dans une existence normale – l’héroïsme, la bravoure, la ténacité, etc. Il ne saurait être question d’un grand récit humaniste, à la manière du Magellan de Zweig, des Passagers du vents de Bourgeon ou de Magellan : jusqu’au bout du monde, le récent album de Christian Clot, Bastien Orenge et Thomas Verguet. Car ce serait déjà raconter le voyage depuis sa fin. L’expérience authentique de l’aventure est bien au contraire celle de la dissolution de toutes les certitudes, de la passivité inquiète qui restreint son univers au minimum pour se protéger des événements les plus étranges. C’est bien pourquoi La Baie des Mutins se déroule entièrement dans un espace fermé, où l’inquiétude plane sans relâche et où le récit se contente de déployer la géométrie réduite des rapports entre les personnages.

Envisager l’aventure comme un huis clos tendu, où chacun craint de se perdre soi-même, est une belle idée qui sonde en profondeur l’expérience sensible de l’éloignement. C’était déjà en ces termes que Deleuze l’envisageait dans Empirisme et subjectivité : l’écart et l’isolement sont de véritables épreuves, car ils remettent radicalement en cause notre sensibilité, notre manière de voir le monde. Le voyage est réellement une aventure lorsque, sous des latitudes singulières, les paysages ne sont plus reconnus, que tout se modifie, que tout paraît monstrueux. Alors nos habitudes ne nous sont plus d’aucun secours : tout se mélange, nous ne savons plus si les événements étranges qui nous sont donnés à voir relèvent de notre imaginaire ou de la réalité. Le voyageur se trouve face à une multiplicité de sensations qu’il n’arrive jamais à rassembler dans des impressions sensées, et partout il craint de voir surgir des cataclysmes qui, non seulement lui feraient craindre pour sa vie, mais surtout lui feraient perdre son rapport normal à la réalité. De ce point de vue, les moments les plus beaux de La Baie des Mutins surgissent lorsqu’apparaissent des fantômes, ceux des femmes aimées et perdues des marins, ceux aussi des souvenirs de Magellan, où la réalité est tissée d’imaginaire. Antoine Cossé atteint alors toute la profondeur de son programme : montrer que le voyage et l’aventure conduisent nécessairement à des failles dans la réalité présente, à la multiplication des espaces dont on ne sait s’ils sont réels ou illusoires.

D’un point de vue graphique, le dessin ne peut se contenter de répéter un psychédélisme déjà ultra balisé en bande dessinée. Ce serait encore saturer la vision d’un imaginaire qui lui resterait extérieur, comme si l’expérience du voyage n’était que le déchainement d’un imaginaire prééxistant. En toute rigueur, par l’apparente pauvreté de son trait, l’auteur semble chercher le point où l’image figure à la fois la réalité et les fantasmes qu’elle suscite, le moment où l’image devient presque transparente, et où l’on ne sait plus vraiment dans quelle dimension se situe l’événement dont on est spectateur. Sur des dizaines de planches, on aperçoit les navires à travers la brume ou au travers d’une lunette, et la mutinerie apparaît alors lointaine, fantomatique elle aussi. Comme si, à des milliers de kilomètres de chez soi, plus rien n’avait véritablement de sens, comme si toute présence se dissolvait et se réduisait à son empreinte. Ce dispositif graphique de transparence et d’assèchement a pour but de figurer la confusion des expériences : la silhouette devient son élément premier, car elle est le support de plusieurs visions et de plusieurs apparitions possibles, aussi bien véridiques que fantomatiques. Ce type de démarche est déjà celui de Dash Shaw dans New School et, d’une autre manière, de Jérôme Dubois dans Jimjilbang : chaque fois, l’apparente pauvreté du dessin se révèle en fait la richesse infinie des dimensions de l’imaginaire. Bien que les procédés d’Antoine Cossé pour marquer ces bifurcations et cet étagement de la réalité dans l’imaginaire soient encore un peu artificiels (passage du noir et blanc à la couleur, changement de support, etc.), il est enthousiasmant de voir émerger une génération d’auteurs qui met au jour des moyens graphiques pour figurer les multiples dimensions, non plus de l’imaginaire, mais de l’expérience et de la sensibilité – ce qui, il y a encore quelques années, avait bien peu cours en bande dessinée.