Cette rareté, qui n’avait plus été éditée en France depuis 1980, occupe assurément une place à part dans l’anthologie des œuvres du dessinateur argentin. Paru comme un feuilleton dans l’hebdomadaire argentin Mysterix durant l’été 1962, Mort Cinder retrace les pérégrinations d’Ezra Winston, antiquaire anglais (et saisissant portrait de Breccia en vieillard), aux prises avec certaines contingences temporelles et des éléments surnaturels.
A la suite de rencontres étranges et impromptues, il se retrouve destiné à protéger un revenant, le mystérieux Mort Cinder, sosie saisissant de Boris Karloff en Frankenstein. Ce dernier est aux prises avec les yeux de plomb du professeur Angus, cousin éloigné des docteurs Caligari et Mabuse, et qui, à la manière de ces derniers, pratique en maître la manipulation en lobotomisant des individus issus de toutes les classes de la société (un scientifique, un artiste, un sportif).

Ce scénario, en apparence anecdotique, est en tout point représentatif des deux auteurs. Le génial Breccia expérimente ici les techniques de clair-obscur, inspirées en grande partie par le cinéma expressionniste allemand, de Murnau à Fritz Lang, et qui culmineront dans Perramus, son chef-d’œuvre borgésien. Ses traits, qui imposent un contraste tranchant comme un rasoir (outil précisément utilisé par Breccia pour accentuer la violence de son graphisme) dans les effets de lumière, produisent une déformation inquiétante de la réalité, aussi bien dans un univers urbain proche de M le Maudit, que dans des forêts où se détachent des ombres ou des mains mortifères. On mesure à cette virtuosité la dette assumée par des auteurs comme Munoz ou Rabaté envers le créateur argentin. Quant à Oesterheld, ennemi déclaré de toute dictature (il devait d’ailleurs disparaître sous le régime de Videla), il exprime dans Mort Cinder sa hantise du contrôle des âmes et des corps, ultime fantasme de tous les despotes. Breccia s’inspirera précisément de ce personnage pour créer Perramus, cet être privé de souvenirs et de mémoire, et qui personnifie le pouvoir de l’imaginaire dans sa lutte contre l’oppression mentale et physique.

Il faut enfin saluer le mérite des Editions Vertige Graphic qui, malgré une qualité d’impression contestable, ont reproduit une pagination verticale et non horizontale, fidèle à l’édition d’origine.